SOURCE : FIRST THINGS.COM
Le Concile Vatican II est-il en train de disparaître dans le rétroviseur de l’Église ? Le pontificat de François a-t-il soulevé de nouvelles questions difficiles sur l’exercice de l’autorité papale ? L’Église romaine est-elle sur le point de devenir non occidentale ? Les papes et les évêques peuvent-ils enseigner efficacement à une époque d’individualisme rampant et de fragmentation sociale ? En bref : Quo vadis ?
Nous avons demandé à cinq théologiens catholiques de réfléchir aux défis auxquels l’Église catholique est confrontée dans ces premières décennies du XXIe siècle – et de tracer la voie à suivre.
La gouvernance
par Christopher Ruddy
Le pape François est à la fois une cause et un symptôme de la crise actuelle de gouvernance de l’Église catholique. Une ambiguïté doctrinale délibérée, une (in)action flagrante sur les abus sexuels commis par le clergé, une centralisation de l’autorité papale au nom de la synodalité, une conception problématique de la relation entre l’autorité ordonnée et l’autorité laïque, des signaux contradictoires envoyés à une Église allemande au bord de l’hérésie et du schisme – ces actions et d’autres ont poussé le catholicisme vers un territoire inexploré.
Nous sommes confrontés à la triste ironie d’une Église soi-disant synodale et décentralisée qui, pour ne citer qu’un exemple apparemment mineur, interdit à certains fidèles catholiques de célébrer leur culte dans leurs paroisses et dicte aux pasteurs ce qui peut être imprimé dans les bulletins paroissiaux et sur les sites Web des paroisses.
Et pourtant, François est aussi un symptôme d’un processus séculaire qui a centralisé à outrance l’autorité ecclésiale à Rome et a favorisé un culte de la personnalité papale – souvent à la demande des laïcs. Il en est résulté une conception du pape comme un monarque absolu intronisé au-dessus du reste de l’Église, oraculaire et isolé.
Le pape François n’est pas à l’origine de tous ces problèmes, et son successeur ne les résoudra pas tous. Comment un dirigeant d’Église peut-il, par exemple, exercer efficacement son autorité à une époque marquée par une modernité liquide et une crise de confiance ? Trois desiderata semblent particulièrement urgents : l’intégrité doctrinale, la responsabilité et la transparence juridiques, et une culture ecclésiale de participation et de responsabilité.
La doctrine peut sembler un point de départ étrange pour une discussion sur la gouvernance ecclésiale. Mais la première tâche de tout évêque – et surtout celle de l’évêque de Rome – est de prêcher et d’enseigner fidèlement. Le Seigneur a proclamé Pierre "roc" de l’Église seulement après qu’il eut professé que Jésus était "le Christ, le fils du Dieu vivant". L’Église de Rome, pour sa part, a toujours été connue pour la pureté de son enseignement apostolique. Saint John Henry Newman a parlé de la papauté, par exemple, comme d’une remora – un empêchement, un "obstacle" – aux innovations déformantes des hérétiques. Le travail de Rome, pour ainsi dire, a été de conserver, et non d’innover :
"On dit, et c'est vrai, que l'Église de Rome n'a pas eu de grande intelligence pendant toute la période de persécution. Par la suite, pendant longtemps, elle n'a pas eu un seul docteur à montrer ; saint Léon, son premier, est le maître d'un point de doctrine ; saint Grégoire, qui se trouve à l'extrémité même du premier âge de l'Église, n'a aucune place dans le dogme ou la philosophie."
La saine doctrine n’est pas seulement l’affaire des théologiens, mais elle permet une bonne gouvernance ecclésiale.
Lorsque le dépôt de la foi est sapé, les doctrines deviennent des "politiques" qu’un pape promeut et qu’un autre pape renverse. Le pape devient un président, et une exhortation apostolique, un décret exécutif. L’Église, fondée sur la foi apostolique, ne peut pas être gouvernée de cette façon.
Mais comme l’ont montré des chercheurs comme Hermann Pottmeyer et Klaus Schatz, cette instabilité constitue une menace constante en raison de la manière dont la papauté moderne s’est développée. Pottmeyer a soutenu que la Rome papale du XIXe siècle a été façonnée par "trois traumatismes" : le traumatisme ecclésial des mouvements (conciliarisme, gallicanisme) qui cherchaient à contrer la primauté papale ; le traumatisme politique des églises contrôlées par l’État en France et ailleurs ; et le traumatisme culturel et intellectuel du rationalisme et du libéralisme de l’époque des Lumières.
La réponse de Rome fut de réaffirmer la primauté et l’autorité du pape comme contrepoids à ces forces désintégratrices dans l’Église et dans le monde. Les catholiques devaient se tourner vers Rome, "au-delà des montagnes [les Alpes]" (d’où le terme "ultramontanisme"), pour trouver une orientation.
L’un des résultats de cette centralisation a été, comme le disait le regretté dominicain Jean-Marie Tillard, un pape qui est "plus qu’un pape". C’est-à-dire un pape qui, dans l’imaginaire ecclésial populaire, est quasi divin et la source de toute intuition et initiative ecclésiale. Par exemple, dans une certaine piété populaire, il est devenu l’un des "trois porteurs blancs du Christ", avec l’hostie eucharistique et Marie. Le revers de cette centralisation grandiose a été un manque croissant d’initiative ailleurs, une sorte d’impuissance acquise parmi le clergé et les laïcs.
Sur le plan doctrinal, les deux conciles du Vatican apportent un correctif aux conceptions ultramontaines de la gouvernance. Ils affirment que la papauté est une "source et un fondement permanents et visibles de l’unité de la foi et de la communion" dans l’Église. Le pape, en tant que successeur de Pierre, a la responsabilité unique et non transférable de garantir l’unité entre les évêques et, à travers eux, l’unité de l’Église tout entière. Les deux conciles ont également fait des déclarations fortes sur la primauté papale – elle est "pleine", "suprême" et "immédiate" – et sur l’infaillibilité.
Mais Vatican I, souvent considéré comme la charte de l’ultramontanisme, n’a pas donné carte blanche aux papes. D’abord, il a enseigné que la primauté papale ne porte pas atteinte à l’autorité des autres évêques, mais plutôt la "soutient et la défend". Vatican II a souligné cet enseignement en proclamant que les évêques ne sont pas "vicaires des pontifes romains", mais les véritables pasteurs de leurs diocèses.
Deuxièmement, Vatican I a soutenu que le Saint-Esprit ne donne pas aux papes l’inspiration divine pour élaborer de nouveaux enseignements, mais leur apporte plutôt une aide pour protéger et exposer le dépôt apostolique de la foi. Aucun pape ne peut se considérer comme un président mormon, recevant de nouvelles révélations et renversant les enseignements antérieurs. Vatican II a approfondi l’enseignement de Vatican I en affirmant que le pape et les autres évêques se tiennent sous la Parole de Dieu, et non au-dessus d’elle. Ils en sont les serviteurs, et non les maîtres.
Un exemple frappant de cette subordination s’est produit pendant le Concile Vatican II, lorsque Paul VI a suggéré – en raison des craintes qu’une affirmation de la collégialité épiscopale ne porte atteinte à la primauté papale – que le concile enseigne que le pape est "responsable devant le Seigneur seul". La Commission théologique conciliaire a poliment mais fermement rejeté sa proposition, notant que le pape est "lié à la révélation elle-même, à la structure fondamentale de l’Église, aux sacrements, aux définitions des conciles précédents et à d’autres obligations trop nombreuses pour être mentionnées".
Benoît XVI a fait écho aux propos de la Commission théologique lorsque, quelques semaines seulement après le début de son pontificat, il a pris possession de sa chaire épiscopale (cathedra) à Saint-Jean-de-Latran à Rome :
"Le Pape n'est pas un monarque absolu dont les pensées et les désirs feraient loi. Au contraire, son ministère est une garantie d'obéissance au Christ et à sa Parole. Il ne doit pas proclamer ses propres idées, mais s'engager constamment, lui et l'Église, à obéir à la Parole de Dieu, face à toute tentative de l'adapter ou de l'édulcorer, face à toute forme d'opportunisme."
Cette obéissance est paradoxalement une libération. Oui, la doctrine évolue, la tradition ne peut se réduire à une simple répétition. L’Église peut aller plus en profondeur, se souvenir de ce qui a été oublié, récupérer ce qui a été marginalisé.
Mais, pour reprendre les mots que Vatican I a empruntés à saint Vincent de Lérins, tout développement véritable doit toujours avoir "le même sens et la même signification" que l’enseignement précédent. À cet égard, les récentes déclarations de cardinaux de haut rang selon lesquelles "le fondement sociologique et scientifique de cet enseignement [sur l’homosexualité] n’est plus correct" et que "sur certaines questions, la compréhension de la nature humaine et de la réalité morale sur laquelle reposaient les déclarations doctrinales précédentes était en fait limitée ou défectueuse" sont profondément troublantes. De telles vues couperaient l’Église de la foi des apôtres. Elles la laisseraient dans une suspension et une provisoire perpétuelles, incapable d’enseigner avec une autorité contraignante. L’Église catholique ne peut pas fonctionner de cette façon.
Deuxièmement, une bonne gouvernance exige l’État de droit et une administration transparente et responsable de la justice. Le pape François a fait des progrès réels, quoique inégaux, dans le domaine des finances du Vatican, mais son bilan en matière d’abus sexuels est effroyable. On observe actuellement une combinaison presque incompréhensible d’inaction et de protection envers les évêques et les prêtres qui commettent des abus sexuels, par exemple l’évêque Gustavo Zanchetta et le père Marko Rupnik. De tels actes rendent le leadership du pape sur ce front littéralement incroyable.
La justice doit être perçue comme telle. Par exemple, Vos Estis Lux Mundi, le motu proprio du pape François de 2019, propose des normes utiles pour lutter contre les abus sexuels et leur dissimulation par les évêques et les supérieurs religieux. Sa mise en œuvre, cependant, traîne. Des évêques ont été démis de leurs fonctions à la suite d' enquêtes mandatées par Vos Estis, mais les résultats de ces enquêtes sont souvent cachés ou seulement partiellement révélés. Ce manque de responsabilité et de transparence porte atteinte à une gouvernance efficace et crédible.
Enfin, la restauration de la confiance passe par une culture de participation et de responsabilité. L’initiative phare du pape François est clairement la synodalité – que la Commission théologique internationale du Vatican a décrite comme "l’implication et la participation de tout le peuple de Dieu à la vie et à la mission de l’Église" – et il a déjà pris des mesures pour garantir que cette initiative survivra au-delà de son pontificat.
Lire : L'enquête retirée qui dit "non" à l'"Église synodale" et au pape Bergoglio. Par le Père Joachim Heimerl
Bien que controversée, la vision synodale du pape peut être considérée comme cohérente avec l’appel de Jean-Paul II dans Novo Millennio Ineunte (2001) pour que l’Église du troisième millénaire soit "la maison et l’école de la communion". Une spiritualité de la communion, a proposé Jean-Paul II, "nous rend capables de partager les joies et les souffrances [des autres croyants], de ressentir leurs désirs et de répondre à leurs besoins, de leur offrir une amitié profonde et authentique". Il a en outre suggéré qu’une telle spiritualité de la communion doit donner naissance à des structures de communion à tous les niveaux, de la paroisse à l’Église mondiale. Il est frappant, par exemple, de constater à quel point les prêtres diocésains ont peu de voix dans le choix des évêques, en comparaison avec le choix des dirigeants de la vie religieuse. La confiance grandit lorsque les gens sont entendus et respectés.
Pottmeyer a cependant noté que le catholicisme moderne, lui aussi, identifie souvent la communion à l’uniformité, de sorte qu’il se débat avec les désaccords publics. Les réunions du synode des évêques sous Jean-Paul II, par exemple, étaient souvent étroitement contrôlées. Les structures de communion sont essentielles, même si elles ne suffisent pas, pour exprimer et résoudre les différences. Le processus synodal actuel a été en partie une tentative de remédier à ces préoccupations, mais il a souvent été appauvri sur le plan théologique, rempli de jargon et autoréférentiel. De plus, la publication inattendue de Fiducia Supplicans, qui traitait d’une question sur laquelle le synode était encore en train de délibérer, a porté atteinte à l’intégrité de l’ensemble du projet synodal.
La confiance est l’élément qui rend possible une culture de participation et de responsabilité. C’est la condition fondamentale de l’exercice de l’autorité, surtout dans une communauté volontaire dont la loi est l’amour. La synodalité ne doit pas être le cheval de Troie de l’hétérodoxie et de la division ecclésiales. Mais en l’absence d’une gouvernance transparente, orthodoxe et véritablement collaborative, elle le sera.
Christophe Ruddy est professeur associé de théologie historique et systématique à l'Université catholique d'Amérique.
L'Église de l'Occident séculier
par Michael Hanby
Lors de la convocation du Concile Vatican II, le pape Jean XXIII a exhorté les participants à scruter les "signes des temps". À la conclusion du Concile, le document final, Gaudium et Spes, a fait exactement cela, en offrant une description vivifiante de l’époque moderne. Nous sommes entrés dans une "nouvelle étape de l’histoire", une étape "déclenchée par l’intelligence et les énergies créatrices de l’homme", qui est "frappé d’étonnement devant [ses] propres découvertes et sa puissance". "Des changements profonds et rapides se propagent peu à peu dans le monde entier", et pourtant "l’agitation spirituelle et les conditions de vie changeantes font partie d’une révolution plus vaste et plus profonde". Le document poursuit en décrivant la situation de l’homme dans le monde moderne en termes de tensions dramatiques : entre confiance et doute, pouvoir et sagesse, richesse et pauvreté, interdépendance et aliénation, fixité et changement évolutif, espoir et désespoir.
Cette caractérisation bipolaire de la modernité d’après-guerre a sans doute contribué à la réception bipolaire du concile lui-même.
Des interprétations divergentes des documents conciliaires, mais plus fondamentalement de l’"esprit" du concile et de sa signification en tant qu’"événement", ont couvé au cours du dernier demi-siècle, pour déborder au cours de la dernière décennie. Gaudium et Spes a eu raison d’identifier les conditions révolutionnaires de la modernité, dont nous savons maintenant qu’elles incluent une révolte technologique contre l’ordre de l’être et contre la nature humaine elle-même. Ces développements remettent en question l’avenir de l’humanité et rendent existentiellement urgente la question éternelle de "l’homme". Offrant la première reconnaissance magistérielle de la complicité chrétienne dans la montée de l’athéisme, le concile a affronté les différents types d’"humanisme athée" qui ont émergé au milieu du XIXe et au début du XXe siècle. Bien que l’"athéisme" soit un phénomène protéiforme, le concile a reconnu que l’athéisme moderne stipule que la réalisation de la liberté et du potentiel humains dépend de l’émancipation de Dieu. Ce projet d’émancipation suppose une conception finie de Dieu, encourage une conception tronquée de la liberté humaine et conduit à la réduction de l’être humain et de l’esprit humain, ce qui est inévitable lorsque l’homme est coupé de sa destinée transcendante.
La perspective d’un avenir déchristianisé et déshumanisé – une perspective qui est devenue notre présent – constitue la toile de fond de l’accent christologique et anthropologique du document : un point qui a été souligné à maintes reprises dans les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Contre l’humanisme athée, le concile a soutenu que l’action divine et la liberté humaine sont proportionnelles et non inversement liées. Dieu nous libère pour devenir plus pleinement humains ; la vocation et la destinée humaines sont révélées et accomplies dans le Christ. Mais le concile a associé cette affirmation christologique de la liberté humaine, un enseignement pérenne de l’Église, à un nouvel accent mis sur "l’autonomie légitime" des activités laïques. Se déclarant championne des "droits de l’homme", l’Église a exprimé "une grande estime" pour "les mouvements dynamiques d’aujourd’hui par lesquels ces droits sont partout encouragés". Elle a renoncé à toute "mission propre dans l’ordre politique, économique ou social" et a déclaré qu’il ne devrait y avoir "aucune fausse opposition entre les activités professionnelles et sociales d’une part, et la vie religieuse d’autre part".
C’est juste et équitable, mais il est aussi facile de mal le comprendre. Si l’on interprète ce document en dehors de son centre christologique et anthropologique, de sa conception thomiste de la nature humaine, de l’insistance de Dignitatis Humanae sur la vérité comme source de liberté, ou de la doctrine de l’Église dans Lumen Gentium 1, on peut le lire – ou on peut le faire lire – comme une approbation sans réserve de la démocratie libérale ou même comme un programme de coopération "social-démocrate" chrétienne avec le marxisme pour faire avancer le progrès humain défini de manière laïque. Associé à cette mauvaise lecture optimiste de la tension dramatique de la modernité, ce tournant christologique vers le monde a alimenté l’espoir que notre "nouvelle étape de l’histoire" pourrait nous conduire à ce que Jacques Maritain a appelé "un nouvel âge de civilisation". Opposant farouche au fascisme et penseur influent d’une Église qui émergeait de l’inhumanité catastrophique de la Seconde Guerre mondiale, Maritain s’est permis de parler d’une "nouvelle chrétienté", caractérisée par "une prise de conscience croissante de la fonction temporelle du chrétien". Il envisageait "un nouveau style de sainteté, que l’on peut caractériser avant tout comme la sainteté et la sanctification de la vie séculière". On entend l’écho de cet espoir – la modernité se réalisant de l’intérieur, en quelque sorte – dans "l’optimisme de l’ère spatiale" qui colore Gaudium et Spes. Par exemple, on nous dit que "l’homme moderne est sur la voie d’un développement plus complet de sa propre personnalité, et d’une découverte et d’une revendication croissantes de ses propres droits". Nous avons des droits en abondance, et de plus en plus chaque jour, semble-t-il, bien que chacun d’eux élargisse ironiquement le pouvoir de l’État d’intervenir dans la vie des gens. Mais le développement complet de la "personnalité" de l’homme moderne n’a pas exactement abouti.
Les soi-disant alliés du pape François parlent souvent de Vatican II comme si les années entre la fin du concile et 2013 constituaient un obstacle à sa mise en œuvre. Ils proposent une interprétation progressiste qui effacerait de fait les deux pontificats précédents. L’effet ironique de ces efforts a été de discréditer le concile lui-même aux yeux de nombreux traditionalistes et de susciter un examen plus critique de la part de ceux qui l’avaient jusque-là défendu.
Bien que les ambiguïtés soient réelles, l’opposition à Vatican II est malavisée. Le concile n’est pas une capitulation face au monde moderne, comme le supposent certains traditionalistes. Au contraire, Gaudium et Spes reflétait le désir plus large de l’Église d’entrer dans une confrontation plus nuancée avec le monde moderne précisément sur la base de la descente du Christ dans l’histoire, et d’embrasser la tradition catholique de manière plus complète que ne le permettait le néo-thomisme précédent. Il y a ici de réels gains – en christologie, en anthropologie, en ecclésiologie et en analyse historique – qui doivent encore être défendus.
Pourtant, toute tentative de mettre en œuvre fidèlement le concile dans les années à venir doit tenir compte de l’échec spectaculaire de la "Nouvelle Chrétienté" à se concrétiser.
On ne peut guère reprocher au concile de ne pas avoir anticipé l’avenir, même si cet échec devrait servir de mise en garde contre l’idée préconçue selon laquelle nous pouvons facilement discerner le mouvement de l’Esprit dans l’histoire. (Il est presque certain que les méthodes des sciences sociales aveuglent notre vision au lieu de l’accroître.)
Mais seuls ceux qui avaient reçu le don de prophétie pouvaient prévoir l’effondrement stupéfiant du christianisme catholique dans tout le monde occidental au lendemain du concile.
Personne n’aurait pu prévoir l’effondrement du bloc communiste ou l’émergence d’un vaste nouvel ordre technocratique mondial doté de capacités de propagande et de surveillance qui auraient fait l’envie des régimes totalitaires précédents. Au milieu du XXe siècle, l’ampleur et la forme de la conquête technologique de la nature humaine sont restées cachées, même à la communauté scientifique qui en serait responsable, tout comme la révolution culturelle et ontologique que ce triomphe allait déclencher. Notre monde est substantiellement différent de celui de la génération d’après-guerre. Les "signes des temps" doivent être examinés à nouveau.
Le concile lui-même est en partie responsable de ces espoirs déçus. La bataille interminable sur la signification de ce concept, qui a commencé avant même que l’encre de ses déclarations ne soit sèche, indique que le concile n’a jamais vraiment réussi à réunir ces éléments salutaires et ces nombreuses voix en une synthèse intelligible. Son diagnostic du "séculier" dans la modernité posait également problème. Son approche n’était pas erronée, mais elle était incomplète. Le concile n’a pas su accorder plus qu’une attention superficielle à sa propre reconnaissance du fait que l’athéisme tend à prendre une "expression systématique".
Les études ultérieures et le passage du temps nous ont aidés à voir plus clairement que, dans la modernité, le séculier n’est pas simplement le lieu indifférent de l’épanouissement humain imaginé par l’ordre libéral dominant. C’est une construction métaphysique qui définit notre "imaginaire social", offrant une interprétation totale de la réalité qui exclut systématiquement l’appréhension de Dieu de nos notions opérationnelles de l’être, de la nature, de la connaissance et de la vérité. Dieu est banni de nos formes de connaissance les plus autorisées, de nos modes d’organisation sociale et des habitudes et modèles de vie fondamentaux. Le christianisme se trouve toujours dans la révolution permanente de la modernité. Il sert au régime séculier moderne de rappel visible d’un passé qu’il faut constamment dépasser – et en ce sens, nous pouvons même être reconnaissants de l’hostilité croissante envers le christianisme, signe, malgré tout, de sa vitalité durable.
Néanmoins, nous devons reconnaître que l’attitude dominante n’est plus celle de l’athéisme au sens du XIXe siècle. Le "séculier" n’est pas un argument contre la rationalité de la croyance. C’est une conception globale de la réalité dépourvue de Dieu. Cette conception de la réalité domine le monde moderne et nous influence donc tous à des degrés divers, non pas au niveau de l’argumentation, mais comme une hypothèse axiomatique, inconsciente et donc incontestée, qui imprègne notre appréhension de toute chose. Quelle que soit la foi que chacun de nous peut rassembler, elle doit être forgée à partir du contexte inertiel du séculier, qui encadre continuellement une foi désormais réduite à un "choix de vie" au sein de cette réalité sans Dieu.
Le triomphe du séculier met en œuvre et impose ce que Nietzsche a appelé dramatiquement la mort de Dieu et ce que Jean-Paul II et Benoît XVI ont appelé "l’éclipse du sens de Dieu et de l’homme". Augusto Del Noce qualifie cette attitude d’irréligion, une appréhension du monde et une conception de la raison dans lesquelles Dieu n’est même plus une question sérieuse. Cette irréligion ne fait pas obstacle à une invocation peu sérieuse de Dieu qui baptise le mouvement progressiste de l’histoire. La mort de Dieu et la mort du christianisme ne sont pas la même chose, comme l’a vu Nietzsche. L’Église et ses enseignements peuvent être utilisés de manière cynique au nom d’objectifs politiques séculiers. Ils peuvent même perdurer comme un pieux ajout à une appréhension essentiellement athée de la réalité ou à un plan d’action. Mais c’est un signe des temps que dans le monde irréligieux du séculier contemporain, "l’athéisme" au sens ancien ne semble guère valoir la peine. Dans l’ensemble, nos élites éduquées ne pensent pas à Dieu. Pour elles, il n’existe pas.
L’affirmation du monde proposée par Maritain et bien d’autres contient des vérités importantes, qui découlent d’une compréhension correcte de la création et de la descente de Dieu dans l’histoire par l’Incarnation. Bien comprise, la "réorientation de l’Église vers le monde" au Concile Vatican II a cherché à surmonter un extrinsèque du surnaturel, qui avait cherché à protéger la gratuité de la grâce en distinguant nettement grâce et nature, mais qui avait pour effet involontaire d’affirmer le séculier dans sa sécularité. Conformément à l’espoir de Maritain, le concile a adopté une conception positive des laïcs comme quelque chose de plus que simplement "non ordonnés", et a ainsi suscité une ligne salutaire de réflexion théologique sur le rôle spécifique des laïcs dans la mission de l’Église, qui a culminé dans Christifideles Laici de Jean-Paul II . Mais comme dans tant d’autres domaines, le passage étroit entre le Scylla d’un cléricalisme de prêtres descendant et le Charybde d’un cléricalisme d’experts laïcs descendant est la voie qui n’a pas été empruntée, comme le montre amplement le Synode sur la synodalité. Rétrospectivement, il est évident que le tournant de l’Église vers le monde n’a pas abouti à un "nouveau style de sainteté" et à "la sainteté et la sanctification de la vie séculière", mais à la sécularisation du sacré et même à la désacralisation du christianisme lui-même, le clergé et les théologiens étant souvent à l’origine de cette évolution.
Les signes visibles de ce christianisme sécularisé sont nombreux. Il ne faut bien sûr pas oublier de mentionner la puanteur de la pourriture et de la corruption – sexuelle, morale, financière, politique – qui s’échappent à chaque fois qu’on retourne une bêche dans l’Église. Les dommages infligés à l’autorité de l’Église et aux âmes des fidèles sont impossibles à surestimer. Quelles que soient les pathologies sous-jacentes à ces maux, il est évident que les auteurs d’abus et de corruption ne craignent ni Dieu ni les hommes. Les autres signes sont moins spectaculaires. La tentative de rapprochement avec le monde moderne a déclenché une guerre multigénérationnelle contre l’ineffable : les fidèles ont été témoins d’une vague d’iconoclasme jamais vue depuis la Réforme, laissant dans son sillage une liturgie parfaitement effaçable dont la mise en scène cache souvent plutôt qu’elle ne révèle le mystère, la gloire et la transcendance de Dieu – une célébration non mystique pour un monde démystifié. Avec la perte de forme et de finalité de ses conceptions de la nature et la disparition d’une imagination mystique et sacramentelle dans le culte, l’Église en vient de plus en plus à ressembler à une ONG dans sa manière de penser et d’agir. Le "catholicisme mondial", un nouveau terme utilisé par les catholiques progressistes, trahit une mentalité sociologique. Les sciences sociales supplantent la théologie et la philosophie comme forme prédominante de pensée et de parole de l’Église, la privant d’un mot convaincant pour parler au monde. Le patois thérapeutique des directeurs des ressources humaines supplante les anciens langages de l’âme.
Est-il vraiment surprenant que, hormis les actes de sainteté et d’héroïsme de prêtres individuels, l’Église "hôpital de campagne" se soit presque retirée du terrain pendant la pandémie, fermant volontairement ses lieux de culte alors que des activités plus "essentielles" se poursuivaient ?
Lire : Coronavirus / messes : n'est-il pas déjà trop tard pour les évêques ?
Ou que l’Église semble avoir peu à dire – sur la mort, le jugement, la souffrance, le courage, la vie éternelle ou même le pouvoir – au-delà des exhortations à suivre les diktats du CDC, du NIH et de l’OMS ?
En ce moment même, confrontés à des attaques sans précédent contre la nature humaine elle-même, nous entendons de Rome des récitations tièdes de formules classiques sur la dignité humaine, maladroitement associées à des appels à la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU.
Pendant ce temps, les cardinaux de l’Église suggèrent avec empressement que la compréhension de la nature humaine par l’Église a été rendue obsolète par la sociologie et la "science". Ils semblent inconscients ou indifférents à la nature et aux limites de la connaissance scientifique, à ses présupposés et implications métaphysiques, à son histoire de contamination idéologique, au fait que de tels appels ont été utilisés pour justifier des atrocités dans le passé et à la possibilité qu’ils légitiment un nouveau totalitarisme technocratique dans le futur.
Quoi que l’on pense de la méthodologie, de la logique théologique ou des objectifs pas si cachés du processus synodal, il est tout simplement ahurissant qu’en cette période de révolution ontologique et culturelle, l’Église consacre son temps, son argent et ses énergies à un exercice qui ne captive personne en dehors de la classe des ecclésiocrates progressistes.
C’est comme si l’Église était en proie à l’entropie (en physique, "action de se retourner". Ndt.). Est-il surprenant que de très nombreuses personnes, privées de l’Église pendant un an, en viennent à croire qu’elles peuvent vivre assez facilement sans elle ?
L’impression, parfois accablante, est celle d’un christianisme épuisé et, pour beaucoup de ceux qui aiment l’Église et n’ont pas perdu espoir, épuisant.
Dans les années à venir, l’Église devra faire face à un certain nombre de "désordres" qui ont désespérément besoin d’être nettoyés.
Le monde moderne est hostile à l’autorité, car l’autorité présuppose un ordre de réalité donné qui a une signification intrinsèque. La crise moderne de l’autorité a été exacerbée par le sacrifice involontaire de l’autorité qui lui a été conférée et par sa renonciation volontaire à l’autorité qui est sa responsabilité. Le premier est né du scandale, le second de "conversions pastorales", de "changements de paradigme" et d’interminables processus de "dialogue" qui semblent ne jamais rien dire.
Il semble parfois que la vérité ait suivi la beauté en exil.
La désintégration de l’autorité a eu des conséquences désastreuses pour l’unité de l’Église, créant inutilement un schisme de facto qui pourrait devenir un schisme de jure si la glissade de l’Église vers l’entropie n’est pas arrêtée. Elle a porté un coup à l’affection naturelle que les catholiques ont pour leur pape et leur Église. Et elle a porté atteinte au témoignage de l’Église.
Il est impossible de témoigner de ce que l’on ne voit plus.
L’Église ne peut pas retrouver son autorité perdue sans retrouver la vue.
Cela ne peut se faire simplement par l’exercice du pouvoir ecclésiastique, ni par des programmes et des "processus", mais seulement par une profonde conversion du cœur, de l’esprit et de la vision.
Nous ne pouvons vivre une telle conversion ni espérer le renouveau d’une imagination authentiquement chrétienne si nous ne reconnaissons pas que l’éclipse du sens de Dieu et de l’homme n’est pas un événement extérieur à l’Église.
L’Église ne pourra pas guérir ses blessures propres, et encore moins celles du monde séculier, tant que les catholiques, eux-mêmes, n’auront pas pris conscience de l’ampleur et de la profondeur de notre athéisme anonyme.
Michael Hanby est professeur associé de religion et de philosophie des sciences à l'Institut pontifical Jean-Paul II d'études sur le mariage et la famille de l'Université catholique d'Amérique.
L'Église mondiale
par Anthony Akinwale, OP
"Sommes-nous les derniers chrétiens ?", a demandé mon confrère et professeur dominicain, le père Jean-Marie Roger Tillard, dans une poignante conférence publique en 1996. Vingt-huit ans plus tard, les signes du déclin du christianisme dans les pays du Nord n’ont pas disparu. Pourtant, le tableau est plus nuancé. Plusieurs diocèses des États-Unis et d’Europe ont signalé un nombre record de baptêmes lors de la veillée pascale de cette année. Dans un article du Catholic Herald, Philip Campbell a résumé les rapports : 82 adultes reçus dans l’Église dans une seule paroisse de l’Alabama ; 50 baptêmes et 30 confirmations dans une église de Floride ; 7 135 adultes baptisés en France ; et à la cathédrale de Westminster, une participation record au Triduum, au point que le personnel de sécurité a dû refouler des gens. Les photos de Tammy Peterson, podcasteuse et épouse de Jordan, reçue dans l’Église à Toronto ont fait le tour du monde.
Il est peut-être trop tôt pour affirmer que la tendance a changé. Selon les mots de Jimmy Cliff, la star jamaïcaine du reggae, "il reste encore beaucoup de rivières à traverser". Certes, le cœur humain est agité tant qu’il ne repose pas en Dieu ; et Tillard a répondu à sa "question piquante" en affirmant que tant que les êtres humains chercheront des réponses à la question du sens de l’existence, nous n’aurons pas encore vu la dernière génération de chrétiens. Mais tous ceux qui sont agités n’en sont pas conscients. Les personnes qui ignorent la vocation humaine – la vocation à chercher des réponses à la question du sens – peuvent ne pas être intéressées à répondre à l’appel chrétien. De plus, si le taux de natalité est bas, le nombre de baptêmes le sera aussi. Les baptêmes d’adultes sont un motif de réjouissance, mais ce sont les bébés qui font l’avenir d’une communauté.
Comme chacun le sait, la situation démographique des pays du Sud, et notamment de l’Afrique, est très différente. L’année dernière, le Centre de recherche appliquée sur l’apostolat de l’Université de Georgetown a publié un classement international de la fréquentation des messes par les catholiques. 94 % des catholiques nigérians assistent à la messe chaque semaine, suivis par le Kenya, avec 72 %. Le pourcentage le plus bas, 7 %, est celui des Pays-Bas. Mais en Afrique aussi, il est peut-être trop tôt pour sonner la trompette.
Que ce soit au Nord ou au Sud, dans l’Antiquité ou dans la modernité, l’Église a toujours dû faire face à des acteurs et à des facteurs qui menacent d’éroder sa capacité et sa volonté de prêcher l’Évangile. Aujourd’hui, elle est entourée d’un culte de la science, de la technologie, du rationalisme, du scepticisme, du nihilisme, de l’hédonisme et de la dépendance au pouvoir, ainsi que – aussi paradoxal que cela puisse paraître – d’un culte de la religion sans doctrine. Au Nord, elle n’a pas résisté à l’effet corrosif de la religion laïque : une religion de la raison sans foi, qui marginalise le Dieu chrétien. Au Sud, les nouvelles semblent positives : une démographie saine, des paroisses vivantes, des liturgies vibrantes et des laïcs engagés prêts à témoigner de la foi même face à la persécution et à l’oppression, comme dans l’extrême nord du Nigéria. Mais alors que Dieu est marginalisé au Nord, il existe un danger réel et présent de le dénaturer au Sud.
Il est tentant d’attribuer la religiosité africaine à la pauvreté économique – tentation et ignorance. Les Africains prennent le monde spirituel au sérieux et l’Église en Afrique est une assemblée de riches et de pauvres. Le mythe de l’Africain sans instruction, vivant sur un continent où une grande partie des enfants non scolarisés, ignore la population tout aussi nombreuse des professionnels, des intellectuels et des étudiants à tous les niveaux d’éducation – maternelle, primaire, secondaire et tertiaire. L’Église en Afrique comprend des hommes, des femmes et des enfants de diverses couches de la société et de l’éducation. Son extraordinaire croissance est moins liée à la pauvreté qu’à une vision du monde métaphysique et religieuse à l’échelle du continent, une véritable praeparatio evangelica, qui offre une opportunité à l’Église dans son projet inachevé mais en cours de présenter le Christ à l’esprit africain.
Il y a néanmoins des défis à relever. Sur le plan religieux, il y a le pentecôtisme, avec sa tendance particulière à la sola fide, à la sola scriptura, à la sola gratia et à la révélation privée, une religion de l'esprit sans discernement, une pneumatologie sans ecclésiologie. Sur le plan politique, il y a une tendance militante et intolérante de l'islam instrumentalisé, dont le centre se situe dans la région du Sahel, qui s'étend jusqu'à l'extrême nord du Nigéria. La constitution faible du Nigéria a établi des institutions faibles, incapables de protéger les droits humains fondamentaux, en particulier le droit de culte, contre les forces de persécution.
L’avenir du catholicisme ne sera pas une question de démographie mais de fidélité à l’Évangile du Christ crucifié, reçu, préservé et transmis par les apôtres. Si l’Église du Nord a décliné à cause de la raison sans la foi, l’Église en Afrique doit éviter la tentation de la foi sans raison qui se manifeste dans la bifurcation entre religion et vie quotidienne. Contrairement à ce que dit Hegel, l’Africain n’est pas dépourvu de facultés rationnelles. Et la tendance à séparer la foi et la raison, présente dans les deux hémisphères, est étrangère au catholicisme. La raison sans la foi engendre l’athéisme et l’agnosticisme, tandis que la foi sans la raison engendre le fanatisme et le fondamentalisme, le blasphème et l’hérésie. Concrètement, le catholicisme doit rester fidèle à l’Évangile et s’engager intelligemment dans la réalité sociale – non pas par une capitulation populiste face aux idéologies locales, mais par un discernement de ce qui peut et ne peut pas être accepté dans la culture environnante.
L’avenir dépend avant tout de la providence divine, de la sagesse avec laquelle Dieu dirige les affaires de l’univers selon sa bonté. Mais nous devons éviter une lecture monophysite de l’histoire, qui minimise l’action humaine : nos actions ou inactions dans le présent auront des conséquences pour l’avenir. En évitant un divorce entre la foi et la raison, nous devrions aussi éviter une dichotomie entre l’intellectuel-prêtre et le pasteur-prêtre. Les pasteurs ne doivent pas nécessairement être des intellectuels. Mais ils doivent être intelligents dans leur réception, leur préservation et leur transmission de la tradition apostolique [le souci de garder le dépôt de la foi (1Tm 6,20 ; 2 Tm 1,14) et de le transmettre à d'autres générations (2Tm 2), la transmission de la charge ecclésiastique - office - par les apôtres eux-mêmes (Ac 1,20-24). Ndt.] avec une connaissance approfondie de leurs ouailles et des courants idéologiques qui balayent le village planétaire d’aujourd’hui.
Le clergé doit aussi préserver la triple identité de prêtre-prophète-roi. La sainteté personnelle sera nécessaire mais insuffisante, l’intelligence prophétique nécessaire mais insuffisante, la compétence pastorale nécessaire mais insuffisante. La fonction sacerdotale implique d’offrir la totalité de notre être et de notre monde à Dieu, en s’efforçant de répondre à l’appel universel à la sainteté de vie. La fonction prophétique exige d’être prêt à témoigner de la Parole de Dieu devant un monde qui est souvent peu disposé à écouter, un monde qui traite les prophètes avec dédain, indifférence ou persécution. Et la fonction royale du Christ exige de gérer les affaires du monde en accord avec la volonté aimante de Dieu.
En bref, l’Église future doit être dirigée par des prêtres et des évêques qui aspirent à la sainteté, à l’intelligence et à la compétence, et non l’un sans l’autre. Et l’Église doit chercher à former des laïcs éclairés, capables et désireux de vivre les engagements de leur baptême.
La fonction prophétique mérite particulièrement qu’on s’y arrête. Elle exige une acceptation différenciée – et parfois un refus catégorique – de l’esprit du temps. L’Esprit Saint est trahi par un simple éloge des signes des temps, surtout quand dire oui à ces derniers revient à dire non à l’Évangile. Car capituler, c’est répudier le martyre, et une Église qui répudie le martyre mourra à coup sûr. L’Église de l’avenir sera une Église de martyrs qui témoigneront ensemble de l’Évangile du Christ crucifié, tout en parcourant la route de l’histoire avec ses bosses, ses nids-de-poule et ses cratères.
L'Eglise a une mission qui lui a été confiée par le Christ ressuscité, qui a demandé à ses disciples d'enseigner au monde tout ce qu'il leur avait enseigné. En bon pédagogue, elle doit faire preuve de sagesse et de courage pour montrer le point de rencontre entre la doctrine et la vie, entre la Parole de Dieu et le cœur de l'homme.
En Afrique, où l’élite politique est experte dans la manipulation de la diversité ethnique pour contrôler l’accès aux fonctions publiques, l’Église, par son clergé, ses fidèles laïcs et ses personnes consacrées, doit résister prophétiquement aux tentations de l’ethnocentrisme et du racisme. Elle doit être une assemblée prophétique d’hommes et de femmes de communautés ethniques divergentes. Au-delà du fanatisme ethnique et de la xénophobie, elle doit être, comme l’enseigne Vatican II, un signe et un instrument de communion avec Dieu et d’unité entre les hommes.
Mais l’Église doit aussi rejeter un inclusivisme facile qui occulterait la nature fondamentale du discipulat, au point de se passer de la repentance. On devient disciple quand on se convertit, et on se convertit quand on devient disciple. C’est peut-être quelque chose que l’Église du Nord global est particulièrement susceptible d’oublier. Et une Église véritablement synodale reconnaîtrait et écouterait l’Église du Sud global.
Le Sud global peut apporter une autre contribution au processus synodal : une prise de conscience de la réalité de la pauvreté matérielle et une reconnaissance du fait que la pauvreté du sens de Dieu conduit certains à appauvrir les autres. Dans les sociétés du Sud global, l’Église est signe et instrument du règne de Dieu au milieu de la détresse humaine.
Dans la conférence à laquelle j’ai fait référence, Tillard a fait une observation similaire. Inspiré par Chrysostome, Basile, Ambroise, Augustin et Léon le Grand, il a noté une conséquence d’une Église plus méridionale : "L’Église est allée dans le monde des plus pauvres. Là, elle peut s’incarner dans la détresse humaine et témoigner de l’amour de Dieu pour les créatures les plus démunies."
Anthony Akinwale, OP, est vice-chancelier adjoint de l'Université Augustine, Ilara-Epe, Nigeria.
Le Magistère
par Edward Feser
Ce qu’Aristote disait de la vertu – qu’elle se situe entre les extrêmes – est également vrai de l’orthodoxie. Par exemple, la doctrine de la Trinité exige d’éviter de mettre l’accent sur l’unité de la nature divine au point de nier la distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais elle exige aussi d’éviter de mettre l’accent sur la distinction des trois Personnes au point de nier l’unité de la nature divine. L’orthodoxie trinitaire se situe à mi-chemin entre les extrêmes que sont la confusion des Personnes divines (l’hérésie du modalisme) et la division de la substance divine (l’erreur du polythéisme).
La doctrine catholique sur l’autorité doctrinale du pape est, de la même manière, un milieu entre deux extrêmes, l’un attribuant trop peu de pouvoir au pape et l’autre trop. Historiquement, l’Église a mis l’accent sur la réfutation du premier extrême et sur la vaste portée de l’autorité doctrinale du pape. Le premier concile du Vatican déclare qu’un pape enseigne infailliblement lorsqu’il parle ex cathedra – lorsque, usant de sa pleine autorité apostolique de pasteur universel et suprême de l’Église, il se prononce solennellement sur une question de foi ou de morale d’une manière absolument contraignante destinée à la régler pour tous les temps. Le deuxième concile du Vatican déclare que, même lorsque les papes ne parlent pas infailliblement, leur enseignement sur la foi et la morale doit normalement être reçu avec un assentiment ferme, même s’il n’est pas absolu.
Cependant, l'Église a également insisté sur le fait qu'un pape ne peut pas enseigner ce qu'il veut. Vatican I affirme que les papes n'ont d'autorité que pour "garder religieusement et exposer fidèlement la révélation ou le dépôt de la foi transmise par les apôtres", et "non pas pour qu’ils puissent… faire connaître une nouvelle doctrine". Vatican II affirme que le pouvoir magistériel de l'Église "n'est pas au-dessus de la parole de Dieu, mais la sert, en enseignant seulement ce qui a été transmis, en l'écoutant avec dévotion, en le gardant scrupuleusement et en l'expliquant fidèlement". Dans une homélie de 2005, le pape Benoît XVI a souligné que le pape "est lié à la grande communauté de foi de tous les temps, aux interprétations contraignantes qui se sont développées tout au long du pèlerinage de l'Église. Ainsi, son pouvoir n'est pas au-dessus, mais au service de la Parole de Dieu". Le pape a le devoir de transmettre l'héritage apostolique dans sa totalité et de manière intacte. "Il lui incombe de veiller à ce que cette Parole continue d'être présente dans sa grandeur et de résonner dans sa pureté, afin qu'elle ne soit pas déchirée par les changements continuels d'usage."
La portée et les limites de l’autorité doctrinale sont compréhensibles si l’on garde à l’esprit que cette autorité n’est pas une fin en soi, mais qu’elle existe pour préserver le dépôt de la foi. Parce que les fidèles ont besoin d’être assurés que ce qu’ils reçoivent de l’Église n’est ni plus ni moins que la même doctrine infaillible transmise par le Christ aux apôtres, les papes eux-mêmes doivent être infaillibles lorsqu’ils énoncent définitivement cette doctrine. Mais pour la même raison, les papes ne doivent ni ajouter ni infirmer ce dépôt. Cela ne signifie pas que le développement de la doctrine n’est pas possible. Mais comme l’ont clairement montré saint Vincent de Lérins et saint John Henry Newman, un véritable développement ne fait que tirer les implications de l’enseignement apostolique, et ne l’inverse jamais ni ne fabrique un nouvel enseignement de toutes pièces. [Dans le "Commonitorium" de saint Vincent de Lérins, rédigé vers 434 après J.-C., trois critères sont explicités pour distinguer la vérité de l'erreur. Le premier consiste dans l'unité de la foi à travers le temps et l'espace : "Tenir pour vérité de foi ce qui a été cru partout, toujours et par tous", "Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est". Le deuxième consiste à vérifier cohérence du progrès dans la foi, ce que l’on peut résumer par l’expression ‘’l'évolution homogène du dogme’’ : "Il faut donc que croissent et progressent beaucoup l'intelligence, la connaissance, la sagesse de chacun des chrétiens et de tous, celle de l'individu comme celle de l’Église entière, au cours des siècles et des générations, pourvu qu'elles croissent selon leur genre propre, c'est-à-dire dans le même sens, selon le même dogme et la même pensée". Le troisième consiste à lire les Écritures dans la Tradition : "Le Canon divin doit être interprété selon les traditions de l'Église universelle et les règles du dogme catholique." Ndt.]
L’Église ne prétend pas que les papes sont en général infaillibles en dehors des déclarations ex cathedra ; une poignée de papes ont en fait commis des erreurs en enseignant en dehors de ce contexte (c’est pourquoi Vatican I a limité l’infaillibilité aux déclarations ex cathedra). Le cas le plus spectaculaire est celui du pape Honorius I, dont l’enseignement ambigu sur la nature de la volonté du Christ a aidé et réconforté l’hérésie monothélite. Pour cela, il a été condamné par un pape ultérieur, saint Léon II, qui a écrit : "Nous anathématisons… Honorius, qui n’a pas tenté de sanctifier cette Église apostolique avec l’enseignement de la tradition apostolique, mais a permis par une trahison profane que sa pureté soit polluée." Trois conciles approuvés par le pape ont également condamné Honorius. Le pape Jean XXII a prêché publiquement une doctrine erronée sur le statut de l’âme après la mort. Pour cela, il a été vivement critiqué par de nombreux théologiens de l’époque, ce qui l’a conduit à se rétracter sur son lit de mort.
Ces théologiens n’ont pas non plus fait exception en osant accuser un pape d’erreur doctrinale. Bien que cela n’ait pas été beaucoup souligné, l’Église a toujours reconnu que les papes peuvent être respectueusement réprimandés par les fidèles lorsqu’ils semblent contredire le dépôt de la foi. Dans son commentaire sur la lettre de saint Paul aux Galates, saint Thomas d’Aquin enseigne que la réprimande de saint Pierre, le premier pape, par laquelle Paul a réprimandé saint Pierre, a donné l’exemple aux sujets de ne pas craindre de corriger les prélats lorsqu’ils commettent une erreur qui constitue "un danger pour l’enseignement de l’Évangile" – et un exemple pour les prélats d’accepter humblement la correction. Une telle correction, dit saint Thomas d’Aquin, n’est pas une rébellion mais plutôt une "aide" et un "bénéfice" pour ceux dont le devoir est de sauvegarder la foi. Et il enseigne que cette critique peut même être faite publiquement lorsque l’offense du prélat est elle-même publique et menace d’induire beaucoup de gens en erreur.
De même, le pape Innocent III enseignait que "je ne peux être jugé par l’Église que pour les péchés commis contre la foi". Saint Robert Bellarmin déclarait qu’"il est légitime de résister au pape… s’il agresse les âmes ou trouble l’État, et encore plus s’il s’efforce de détruire l’Église". Newman cita avec approbation la remarque du cardinal Jean de Torquemada selon laquelle "si le pape ordonnait quoi que ce soit contre la Sainte Écriture, ou les articles de la foi, ou la vérité des sacrements, ou les commandements de la loi naturelle ou divine, il ne fallait pas lui obéir".
L’instruction Donum Veritatis, publiée sous le pontificat de saint Jean-Paul II, admettait qu’"il puisse arriver que certains documents du Magistère ne soient pas exempts de toute déficience", de sorte que "le théologien peut, selon le cas, soulever des questions sur l’opportunité, la forme ou même le contenu des interventions du Magistère". L’instruction distingue explicitement une telle critique respectueuse de la "dissidence" par rapport à l’enseignement permanent de l’Église.
Cependant, tout en reconnaissant la possibilité d’erreurs en dehors des contextes ex cathedra et la légitimité d’une critique respectueuse de ces erreurs par les fidèles, l’Église n’a pas accordé beaucoup d’importance à ces thèmes. De plus, l’immense majorité des papes, même la plupart des mauvais, ont été scrupuleux en ce qui concerne la doctrine. La perspective d’une erreur papale et les questions relatives à son remède ont donc été, pendant la majeure partie de l’histoire de l’Église, des questions d’intérêt purement académique.
Aujourd’hui, ces problèmes sont devenus plus pressants encore en raison des nombreuses déclarations, politiques et actions doctrinales problématiques émises par Rome pendant le pontificat du pape François. On pourrait citer de nombreux exemples, mais trois sont particulièrement graves. La révision du Catéchisme de 2018 du pape stipule que "la peine de mort […] est une atteinte à l’inviolabilité et à la dignité de la personne". Cela semble impliquer que la peine capitale est intrinsèquement mauvaise, et pas seulement mauvaise dans certaines circonstances. Une telle doctrine contredirait les Écritures, les Pères et les Docteurs de l’Église et deux mille ans d’enseignement pontifical cohérent.
(La déclaration) Amoris Laetitia est ambiguë dans la mesure où elle pourrait être interprétée comme autorisant, dans certains cas, l'absolution et la communion pour les personnes mariées d'une façon invalide ou pour les personnes adultères, qui sont sexuellement actives et n'ont pas la ferme intention de se corriger. Cela contredirait l'enseignement du Christ sur le divorce, l'enseignement de saint Paul sur la dignité de recevoir la communion et ce que l'Église considère depuis deux millénaires comme les implications de ces enseignements.
Pire encore, malgré des appels répétés, le pape a refusé de réaffirmer les doctrines traditionnelles que ces documents semblent contredire. Il y a ensuite (le document) Fiducia Supplicans, qui permet la bénédiction des couples homosexuels et adultères (et pas seulement des individus qui composent les couples). Il est vrai que le document nie que l’"union" d’un tel couple puisse elle-même être bénie, mais la déclaration de l’Église de 2021 sur la question avait exclu toute bénédiction qui "tendrait même à reconnaître leurs unions", et encore moins à bénir les unions. Et bénir un couple en tant que couple revient précisément à reconnaître l’union. De plus, la distinction entre bénir un couple et bénir une union est une distinction que même les défenseurs du document ont eu du mal à expliquer, et qui, pour le commun des mortels, apparaît comme un sophisme ardu.
Certes, tous ces documents problématiques peuvent, avec un peu d’effort et si l’on est intelligent et théologiquement compétent, être interprétés de manière orthodoxe. Mais l’Église n’a jamais considéré que franchir cette barre basse suffisait en matière de doctrine. Elle a souvent condamné non seulement des hérésies pures et simples, mais aussi des propositions "mal formulées", "ambiguës", "susceptibles de provoquer un scandale" ou qui "sentent l’hérésie" même sans être strictement hérétiques (pour citer certaines des "censures théologiques" traditionnellement reconnues dans la théologie catholique). Les déclarations erronées d’Honorius pourraient, avec un peu de créativité, être interprétées de manière orthodoxe, et sont sans doute moins manifestement problématiques que les trois cas cités ci-dessus dans le pontificat de François. Pourtant, il a tout de même été condamné.
Les défenseurs du pape François ont tendance à rejeter avec désinvolture comme "dissidence" même la critique la plus respectueuse, la plus mesurée et la plus argumentée de ces documents problématiques, bien que Donum Veritatis reconnaisse que toute critique des actes du magistère ne constitue pas une dissidence. Ils insistent aussi parfois dogmatiquement sur le fait que si un pape fait ou approuve une déclaration doctrinale, alors celle-ci doit, par le fait même, être cohérente avec le dépôt de la foi, malgré les apparences.
Cela ne tient pas compte du fait que l’Église ne prétend pas en premier lieu que les papes sont infaillibles lorsqu’ils ne parlent pas ex cathedra, et qu’une poignée de papes ont en fait commis des erreurs. Cela réduit également à néant la thèse selon laquelle tout enseignement papal est conforme à la tradition. En logique, l’erreur du "vrai Écossais" est commise lorsque l’on élimine des preuves gênantes au moyen de stipulations arbitraires. (Par exemple : "Aucun vrai Écossais ne serait un empiriste !" "Mais David Hume était un empiriste !" "Oh ? Alors il ne doit pas vraiment avoir été un Écossais !") Les défenseurs du pape François commettent cette erreur lorsqu’ils suggèrent que s’il contredit une doctrine de longue date, celle-ci après tout ne doit pas avoir réellement fait partie du dépôt de la foi.
L'exagération du pouvoir papal en matière de doctrine a été qualifiée de diverses façons : par exemple, "hyperpapalisme", "positivisme papal" et "mottramisme" (d'après un personnage de Brideshead Revisited d'Evelyn Waugh).) – mais aucune n’est devenue la norme. Quel que soit le nom que nous lui donnons, il est impératif qu’un futur pape la répudie, car elle porte un grave préjudice aux âmes et à la crédibilité du Magistère. À la suite des controverses doctrinales fomentées par le pape François, de nombreux catholiques fidèles à l’enseignement traditionnel de l’Église ont été démoralisés. Certains ont quitté l’Église, jugeant que sa prétention à préserver le dépôt de la foi a été falsifiée. De nombreux critiques protestants et orthodoxes orientaux de la papauté considèrent que leurs objections ont été justifiées. Les hétérodoxes se sont enhardis, convaincus que la doctrine a changé et qu’elle peut encore changer dans la direction que l’on souhaite, tant qu’un pape disposé à effectuer ce changement est élu.
En plus de condamner l’hyperpapalisme, le Magistère devrait répudier plusieurs tendances qui ont facilité cette erreur et qui sont antérieures au pontificat de François, même si elles se sont intensifiées sous lui. La première est l’abandon de la philosophie et de la théologie scolastiques, dont l’accent mis sur un raisonnement clair et logique conférait autrefois de la rigueur aux documents du Magistère. La deuxième est un minimalisme doctrinal légaliste qui suppose que tant que l’on évite de contredire explicitement un enseignement impopulaire – par exemple sur la contraception, la damnation éternelle ou la nécessité de se convertir – on a fait son devoir, même si cet enseignement est ignoré et donc réduit à l’état de lettre morte. La troisième est le culte de la personnalité qui entoure la papauté, donnant la fausse impression que le catholicisme n’est que ce que le pape actuel dit qu’il est.
Les futurs papes devraient se consacrer à nouveau à la proposition selon laquelle le pontife romain est le serviteur du dépôt de la foi, et non son maître. Ils devraient proclamer avec audace l’intégralité de ce dépôt, en particulier les parties que la civilisation moderne refuse le plus d’entendre. Ils devraient revenir au projet avorté de Benoît XVI d’une "herméneutique de la continuité", et le mettre en avant. Et ils devraient réfléchir dans la prière au cas et au sort du pape Honorius.
Edward Feser est professeur de philosophie au Pasadena City College.
La liturgie
par Jarosław Kupczak, OP
En de nombreux endroits, les catholiques les plus sérieux, les plus conscients et les plus actifs sont ceux qui se réunissent chaque semaine à la messe tridentine la plus proche. Ils peuvent s’attendre à une célébration solennelle et même belle de la liturgie – souvent avec chant grégorien – et à une homélie théologiquement sérieuse, pleine de respect pour l’enseignement traditionnel de l’Église. Au milieu de la confusion et du chaos du monde moderne, qui se font sentir dans nos paroisses, nos couvents et d’autres communautés catholiques, les petites communautés de la messe tridentine offrent à leurs membres un soutien et une formation intellectuelle, ainsi que des relations et des amitiés. Malgré les critiques valables à l’égard de ces groupes – sur lesquelles je reviendrai – il y a certainement quelque chose à apprendre d’eux.
L’esprit de ces groupes a en effet quelque chose en commun avec les groupes d’étudiants dirigés par le jeune Karol Wojtyła dans les années 1950 à Cracovie. Lors des excursions estivales en kayak, qui sont entrées dans la légende, Wojtyła offrait à chacun un petit missel bilingue dans lequel il était possible de suivre le texte intégral de la messe tridentine en polonais. La messe était célébrée chaque matin là où le groupe passait la nuit : dans les forêts, dans les prés, au bord d’un lac. L’autel était construit chaque jour par les étudiants avec ce qu’ils avaient sous la main : des branches de la forêt, voire les kayaks eux-mêmes. Wojtyła célébrait généralement la messe face aux étudiants, lisant les textes liturgiques en latin et prêchant en polonais.
Dans l’un de ses premiers ouvrages publiés, écrit pour la revue pastorale polonaise Homo Dei en 1957, Wojtyła soulignait que les vacances actives au sein de la nature – dans la forêt, au bord du lac ou de la mer – sont une manière idéale d’initier les jeunes aux mystères de la foi. "Un autel sur des rames, un autel sur la neige, un autel sur des sacs à dos – la nature vivante (et pas seulement le produit de l’art humain) participe au sacrifice du Fils de Dieu. La Sainte Messe devient une prière du matin et la première chose que nous faisons ensemble après le réveil. Quelques mots : une pensée pour toute la journée."
L’objectif n’était pas de surprendre les gens avec une célébration non conventionnelle ou ostentatoire de la Sainte Messe. L’objectif était de faire comprendre aux campeurs que la célébration eucharistique pouvait et devait faire partie intégrante de leur vie quotidienne – "la source et le sommet de toute la vie chrétienne", comme le soulignerait Vatican II une décennie plus tard dans sa constitution sur l’Église, Lumen Gentium.
Les convictions du jeune Karol Wojtyła sur la forme de la liturgie ont été au cœur du mouvement de renouveau liturgique dans l'Église au début du XXe siècle, avant le Concile Vatican II et sa constitution sur la liturgie, Sacrosanctum Concilium. Tous les principaux représentants du mouvement liturgique – Dom Prosper Guéranger, Odo Casel, Dom Lambert Beauduin, Romano Guardini, Louis Bouyer – ont souligné la nécessité d'une participation plus consciente des fidèles à la liturgie. La liturgie devait être comprise comme la célébration de tout le peuple, et non comme une performance technique particulière d'un seul professionnel.
La constitution du Concile Vatican II sur la liturgie est un très bon document. Enracinée dans une profonde théologie christologique, trinitaire et ecclésiale de la liturgie, elle propose une liturgie renouvelée comme essentielle à la solide formation du peuple de Dieu et à son introduction au mystère chrétien et à la vie chrétienne.
Mais comme c'est souvent le cas avec Vatican II, on se retrouve confronté à la question suivante : si ses documents étaient si bons, qu'est-ce qui a causé les ravages, la confusion et la déformation de la période postconciliaire ? La réponse se trouve dans les interprétations erronées de l'aggiornamento conciliaire qui ont déterminé la direction et la vitesse des changements postconciliaires. L'idée de Vatican II comme d'un nouveau départ a provoqué une rupture avec l'héritage catholique : l'Église semblait avoir honte de son passé, alors que l'avenir était perçu comme nécessitant une adaptation au séculier. Le ressourcement, destiné à enrichir et à renforcer l'enseignement de l'Église, a conduit à un pluralisme théologique qui semblait remettre en question et saper toute vérité catholique traditionnelle. Le caractère unique de la foi chrétienne et de l'Église catholique a disparu dans un processus souvent nébuleux, superficiel et hâtif de dialogue œcuménique et interreligieux. La liste des étranges mésaventures postconciliaires est sans fin.
Le lieu où la plupart des fidèles entrèrent en contact direct avec la théologie de Vatican II fut la liturgie. De nombreux changements furent accueillis avec enthousiasme : le remplacement du latin par la langue vernaculaire, l'élargissement des lectures bibliques, une plus grande participation des fidèles laïcs. Mais la mise en œuvre ascendante des réformes du concile eut aussi son côté sombre. De nombreuses traductions des textes liturgiques latins étaient inexactes ; les nouveaux textes liturgiques en langues vernaculaires reflétaient la théologie postconciliaire douteuse, en dévalorisant notamment le caractère sacrificiel de la messe ; la nouvelle musique composée après le concile et chantée dans les langues nationales était banale et sentimentale et ne correspondait pas à la solennité du chant grégorien. Les prêtres comprirent souvent la réforme liturgique comme une invitation à l'improvisation spontanée et à l'expérimentation constante, et parmi les laïcs, l'attention se déplaça de Dieu vers la communauté elle-même.
Il est impossible de comprendre l’essor du mouvement de la messe tridentine au cours des dernières décennies sans y voir une réaction à la crise théologique et liturgique postconciliaire. Ce mouvement présente cependant de graves problèmes. Dans de nombreux cercles de la messe tridentine, la recherche d’identité s’est concentrée non pas sur la rectification des abus théologiques postconciliaires, décrits par Benoît XVI comme témoignant d’une herméneutique de rupture, mais sur la critique et le rejet du concile lui-même. Surtout chez les catholiques qui ne se souviennent pas de l’époque préconciliaire, la nostalgie du pontificat de Pie XII et la critique de ce qui s’est passé par la suite servent de cadre simpliste pour comprendre l’histoire contemporaine complexe de l’Église.
La réponse de l’Église à ce mouvement traditionaliste a varié au fil du temps. L’intention du Concile Vatican II n’était pas de créer une nouvelle messe alternative, mais de réformer la messe romaine, qui devait être utilisée universellement dans l’Église de rite latin. La permission de célébrer la messe tridentine n’a donc été accordée que pour des motifs très limités. Puis Jean-Paul II, en réponse à la demande constante de la messe tridentine, a permis aux évêques diocésains d’accorder cette permission – à condition qu’il "soit rendu public, sans ambiguïté aucune, que ces prêtres et leurs fidèles respectifs ne partagent en aucune façon les positions de ceux qui remettent en question la légitimité et l’exactitude doctrinale du Missel romain promulgué par le pape Paul VI en 1970".
Benoît XVI est allé beaucoup plus loin. Dans son motu proprio Summorum Pontificum de 2007, il a défini la liturgie tridentine comme une forme extraordinaire du rite romain. Depuis lors, tout prêtre était libre, sans autorisation de l'évêque, d'utiliser soit le Missel romain de 1962, soit celui de 1970 ; les fidèles étaient libres de choisir l'une ou l'autre liturgie. De plus, ils pouvaient demander dans leurs paroisses que la messe tridentine leur soit proposée.
Il n’est pas étonnant que la publication de Traditionis Custodes, le motu proprio du pape François de 2021, ait été un choc pour beaucoup. Conformément à l’enseignement de Vatican II, Traditionis Custodes souligne que le Novus Ordo est "l’expression unique de la lex orandi du rite romain". Par conséquent, il restreint sévèrement l’utilisation de la messe tridentine, en veillant notamment à ce qu’elle ne soit pas perçue comme faisant partie de la vie et du culte paroissiaux réguliers. L’exigence importante énoncée plus tôt par Jean-Paul II est maintenue : ceux qui participent à la messe tridentine "ne nient pas la validité et la légitimité de la réforme liturgique" décrétée par Vatican II. Cependant, même ceux qui sont d’accord avec le contenu théologique de Traditionis Custodes critiquent son manque de sensibilité pastorale envers ceux qui, depuis une décennie, sont assurés par Benoît XVI – et souvent par leurs évêques et leurs pasteurs – de la légitimité de leur pratique liturgique.
Malheureusement, la portée de l'exhortation Traditionis Custodes du pape François est également affaiblie par ses propres déclarations à propos de Vatican II et de l'enseignement des papes précédents. L'exhortation Amoris Laetitia est souvent perçue comme un renversement de la position théologique de Jean-Paul II ; elle a été accompagnée par la quasi-liquidation de l'Institut Jean-Paul II à Rome et par des changements importants dans l'enseignement de l'Académie pontificale pour la vie. Des documents tels que Fiducia Supplicans, sur la bénédiction des couples homosexuels, ainsi que les remarques critiques du chef doctrinal de François concernant l'un des documents les plus importants du pontificat de Jean-Paul II, l'encyclique Veritatis Splendor, ajoutent de l'huile sur le feu. Parfois, en regardant les références bibliographiques et les notes de bas de page des textes du pape François, on peut avoir l'impression que dans son enseignement, il veut mettre entre parenthèses les réalisations des deux papes précédents et proposer sa propre interprétation de Vatican II, différente de celle proposée par Jean-Paul II et Benoît XVI. Certes, ces controverses sur l'interprétation correcte du dernier concile rendent difficile la résolution du conflit sur le contenu approprié de la réforme liturgique et sur la validité de la messe tridentine. Aux yeux des simples fidèles, elles portent également atteinte à l'autorité du Magistère de l'Église. Malheureusement, ces controverses sont loin d'être terminées.
Avant de résoudre les controverses, il y a des choses urgentes à faire. Il faut d’abord une catéchèse sur Vatican II, qui risque de devenir, surtout parmi les jeunes catholiques engagés, la "légende noire" de l’histoire ecclésiastique moderne. Cette catéchèse doit expliquer les principales réalisations et les espoirs du dernier concile dans les domaines les plus controversés : l’ecclésiologie, la liberté religieuse, la liberté de conscience, le dialogue œcuménique et religieux. C’est seulement dans ce contexte théologique que les principes de la réforme liturgique peuvent devenir clairs. Ensuite, dans les diocèses, les paroisses, les séminaires, les monastères et les différentes communautés, une catéchèse solide sur la théologie de l’Eucharistie est nécessaire. Cette catéchèse doit porter sur les sources bibliques de l’Eucharistie, son histoire et sa théologie, ainsi que sur les règles pratiques pour la célébrer et y participer. Troisièmement, à la lumière de ce qui a été dit ci-dessus sur la théologie de l’Eucharistie, il faut veiller de manière intégrale et complète à la qualité de la célébration de la Sainte Messe. Cela comprend la beauté des décorations de l’église et des vêtements liturgiques ; le comportement du prêtre et de toutes les personnes participant à la liturgie ; et le contenu, la qualité et la beauté de la musique.
La liturgie du futur doit retrouver son caractère sacramentel, priant et digne, qui doit servir en premier lieu à la rencontre verticale entre les croyants et Dieu. Comme l’a enseigné Benoît XVI, toute la liturgie doit évoquer la beauté du monde futur, matériel et spirituel, transformé par la grâce du Christ. La beauté de la liturgie doit donc englober la beauté de l’architecture extérieure et intérieure des églises et des chapelles, la beauté de la musique liturgique et de ses textes, ainsi que l’ensemble de la célébration et de la prédication. De ce point de vue, le débat actuel entre les partisans de l’ancienne et de la nouvelle liturgie est secondaire. Chacun des rites peut être banalisé et rendu superficiel. Et chacun peut être célébré d’une manière qui serve la rencontre sacramentelle et transformatrice avec Dieu.
Jarosław Kupczak, OP, est professeur d'anthropologie théologique à l'Université pontificale Jean-Paul II de Cracovie.