Les siècles qui nous ont précédés n’étaient pas dépourvus d’institutions libres, et les souverains appelaient leurs sujets à défendre leurs intérêts et à se prononcer sur les propres affaires. Assurément, ce droit ne s’exerçait pas dans les mêmes conditions que de nos jours, mais il n’était pas moins réel. « En France, a dit Mme de Staël, la liberté est ancienne, c’est le despotisme qui est nouveau. » Les mots sont souvent trompeurs ; ils expriment moins ce qui est, que ce que l’on veut faire croire, et le mot de probité se trouve plus souvent sur les lèvres des fripons, que sur celles des honnêtes gens. On ne le voit pas moins prodigué dans la langue politique.
Le pouvoir n’a jamais été absolu en France, même lorsque ses excès étaient les plus grands. Au moment où François Ier terminait ses édits par cette formule qui semblait tout autoriser : « Car tel est notre bon plaisir », il avait à compter avec l’Église, les grands, les provinces, les villes, les communautés, les corporations, les Etats particuliers, les parlements. Son « bon plaisir » n’était pas assurément aussi libre qu’il l’aurait voulu, et il dut plus d’une fois s’incliner devant des droits d’autant plus respectables, qu’ils n’avaient pas la force pour appui.
Ce qui nous trompe dans nos jugements sur le passé, c’est que nous le ramenons violemment aux conditions du présent. L’homme est le même dans tous les temps, et ses besoins, comme ses aspirations, ne changent pas. Mais le milieu dans lequel il vit suscite des exigences auparavant inconnues, et impose des obligations nouvelles. Caton se plaignait un jour, à Rome, d’être jugé par des gens d’un autre âge. C’était dire qu’il se trouvait mal jugé. L’injustice nous devient ainsi familière, et nous sommes prompts à condamner ceux dont les pensées et les sentiments ne s’accordent pas avec les nôtres, sans prendre la peine d’examiner si les temps, les lieux, les hommes, les circonstances n’autorisaient pas des vues, des opinions et des institutions différentes. En étudiant le rôle des assemblées politiques dans le passé, nous devrons donc reconnaître qu’il n’était pas, qu’il ne pouvait pas être le même que de nos jours, parce que les conditions sociales avaient d’autres exigences. En constatant leurs bienfaits, nous rendrons hommage au principe dont elles sont l’expression. En signalant leurs fautes et les dangers qui en ont été la conséquence, nous serons contraints de nous tenir également en garde contre des louanges et un blâme excessifs.
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Les Grecs et les Romains ne connaissaient pas le régime représentatif. Le peuple tout entier prenait part, dans la mesure et avec les tempéraments indiqués par la législation, au gouvernement. Il délibérait, votait, ordonnait, faisait des lois. Les magistrats étaient ses délégués, mais ils n’avaient la charge ni de faire connaître ses désirs, ni d’exprimer ses volontés. Leur mission était de gouverner et d’administrer.
La Gaule eut, dès les temps les plus reculés, des assemblées qui délibéraient sur les intérêts généraux des diverses cités dont se formait la nation. Sous la domination des Druides, sous l’aristocratie qui lui succéda, dans l’état mixte qui vint après et qui dura jusqu’à la conquête par les Romains, les assemblées se continuèrent. Avec des caractères et à des degrés différents, elles maintenaient le principe de la participation de tous au gouvernement, soit par eux-mêmes, soit par des délégués. César, impitoyable tant qu’il trouva devant lui une résistance armée, traita généreusement la Gaule épuisée et soumise. Il respecta ses usages, conserva ses lois, convoqua ses conventus ou assemblées nationales, appela au Sénat ses principaux citoyens, dans les légions ses soldats, et voulut faire d’elle une seconde Italie. De tous ces bienfaits, le plus grand est celui qui lui permettait de s’occuper d’elle-même.
Auguste, à peine maître du pouvoir (27 av. J. C.), réunit à Narbonne les représentants de la Gaule et soumit à leurs délibérations les objets qui les intéressaient. Sous ses successeurs, au milieu même des excès du despotisme impérial, cette liberté ne fut pas atteinte. La Narbonnaise demeura la province privilégiée, et si la partie située sur la rive gauche du Rhône méridional, eut trois assemblées périodiques, à Nîmes, à Narbonne et à Toulouse, les autres provinces ne furent pas privées de ce souvenir de leur antique liberté, de cette garantie de leurs intérêts, ou de cette consolation dans leur assujettissement. Arles, Vienne, Autun, Trèves, virent les gouverneurs réunir autour d’eux des fonctionnaires, des curiales et des propriétaires à qui ils promirent des réformes, et de qui ils obtinrent des ressources que la décadence de l’empire rendait de jour en jour plus nécessaires, mais plus difficiles à recueillir.
La constitution par laquelle Honorius appelait, en 418, à Arles, les représentants des sept provinces, montre le double élément qui entrait dans l’Assemblée, l’importance des objets soumis à ses délibérations, et par dessus tout, le respect pour une vieille liberté. L’invasion germanique ne rompit pas cette tradition. Les Germains avaient des assemblées, et Tacite en a déterminé, avec sa lumineuse précision, tous les caractères. « Les chefs, dit-il dans Mœurs des Germains, délibèrent sur les petites choses, la nation tout entière sur celles de grande importance. Cependant, celles mêmes dont la décision appartient au peuple, sont discutées d’abord par les chefs. Ils s’assemblent, à moins d’empêchements inattendus et soudains, à certains jours (...) Ils siègent tous armés. Le silence est commandé par les prêtres, qui ont le droit de répression.
« Bientôt, le roi ou le prince, selon son âge, sa nation, sa gloire militaire, son éloquence, se fait écouter, bien plus par le pouvoir de la persuasion, que par celui du commandement. Si la proposition déplaît aux Germains réunis, ils témoignent leur dédain par des frémissements. Si elle leur convient, ils frappent leurs framées. Louer par le choc des armes, c’est le plus honorable des assentiments. On peut aussi accuser devant ces assemblées, et y déférer les affaires criminelles (...) On y élit les chefs qui doivent rendre la justice dans les cantons et les villages. On adjoint à chacun d’eux cent assesseurs tirés du peuple, qui forment leur conseil et augmentent leur autorité. Ils ne traitent qu’en armes les affaires publiques et les affaires privées. »
Ce que les Germains avaient chez eux, ils le portèrent dans leur établissement au-delà du Rhin, et vainqueurs, ils n’abandonnèrent certainement pas leurs plus chères prérogatives. Ces usages se mêlèrent, comme les autres, avec ceux des Gaulois soumis par les Romains.
La France mérovingienne eut des assemblées dont le caractère et le but ne différèrent pas essentiellement de ce que la Gaule avait observé pendant des siècles, et de ce que l’invasion lui apportait. Elles furent composées de guerriers, l’élite de la nation, car porter les armes était un privilège, et chez les Germains, « nul ne pouvait être armé que si la cité l’en avait jugé digne », explique encore Tacite. Il en fut toujours ainsi en France, et sous Charlemagne l’Ost ne reçut que ceux qui possédaient une ou plusieurs manses. Indépendamment des réunions que rendaient nécessaires les circonstances exceptionnelles, il y avait des réunions annuelles au mois de mars. Les guerriers n’y furent bientôt plus seuls. S’ils étaient la force, d’autres étaient la lumière et l’autorité. Les évêques et les abbés des monastères prirent place à côté des guerriers, et bien que la nation ait toujours conservé pour les armes le respect qu’elles inspirent, l’influence des hommes de l’Église s’établit sans peine et s’accrut rapidement parce qu’elle était bienfaisante.
Elle ne se manifestait pas seulement dans les champs de mars et dans les champs de mai, assemblées guerrières et administratives. Elle avait un terrain où elle régnait en souveraine, et où elle concentrait ses efforts. Réunis dans des conciles, les évêques décidaient les questions de foi, de mœurs, de discipline. Ils condamnaient les hérésies toujours ingénieuses et tenaces, les abus toujours prompts et insaisissables. Ils donnaient à la société la sécurité extérieure et la tranquillité morale dont elle a besoin. Ils substituaient l’autorité à la force et organisaient un monde nouveau avec les débris et sur les ruines du monde ancien. La justice et la vérité dominaient l’arbitraire et l’erreur, la vie remplaçait la mort.
Pour cette œuvre difficile et multiple, un seul élément social n’aurait pas suffi. La force eût risqué de dégénérer en violence, et l’Église se heurtant à l’ignorance et aux passions, fût restée impuissante. Pour organiser le monde nouveau, faire sortir la civilisation de la barbarie et l’ordre du désordre, le pouvoir civil et le pouvoir religieux devaient unir leurs efforts. Voilà pourquoi, pendant plusieurs siècles, les évêques appelèrent auprès d’eux ceux qui formaient l’aristocratie sociale. L’Église avait l’initiative des institutions ; pénétrés de son esprit, les grands appliquaient aux abus anciens et aux besoins nouveaux, des réformes qu’imposait la justice et que tempérait la charité. La force morale servait de guide à la force matérielle, et, grâce à ce concours, la société put sortir du chaos où l’avaient jetée la corruption romaine et la brutalité des barbares.
Les Conciles restèrent toujours distincts des assemblées des champs de mars et des champs de mai. Toutes les questions sur lesquelles ils avaient à se prononcer, étaient de la compétence des membres du clergé, mais il fallait, pour l’exécution, recourir à ceux qui disposaient de la force. Voilà pourquoi les seigneurs laïques siégèrent pendant longtemps à côté des évêques et des abbés, et jouèrent un rôle qui ne nous étonne que parce que nous ne nous rendons pas compte des conditions particulières d’existence de la société du Moyen Age, et des exigences de tout état social. Pour les mêmes raisons, mais en sens inverse, et dans une plus large proportion, les membres du clergé eurent leur place marquée dans les assemblées politiques. De l’accord harmonique de ces pouvoirs résultaient l’influence bienfaisante de l’esprit religieux, le progrès de la société civile, l’adoucissement des mœurs, la protection des faibles et la substitution du règne du droit à celui de la force.
Il y eut 15 conciles dans la Gaule au IVe siècle, 25 au Ve, 54 au VIe, 20 au VIIe, et 7 dans la première moitié du VIIIe. Nous n’avons pas tous les canons de ces assemblées provinciales, ni toutes les décisions des réunions moins importantes que tenaient dans une ville épiscopale, des membres d’un ordre inférieur dans l’Église et dans l’État, mais il est permis d’affirmer, d’après ce que nous connaissons, qu’il n’y eut pas une question relative aux personnes, à la conscience, aux intérêts et à l’ordre public, qui n’ait été portée, librement discutée et résolue, de la manière la plus sage et la plus conforme à la justice et à la charité.
Au-dessous des conciles étaient les plaids. L’autorité royale cherchait à multiplier les concours et les appuis. Elle convoquait des évêques, des abbés, des seigneurs, des juges, des bons hommes, et leur déléguait le soin de se prononcer sur ce qu’elle ne pouvait ou ne voulait pas décider elle-même. C’est ainsi que dans les plaids étaient discutées et résolues les questions relatives à l’état des personnes, aux contestations sur la propriété, et aux actes criminels. Les plaids étaient des tribunaux plutôt que des assemblées politiques, mais ils touchaient à l’organisation sociale et à l’action administrative, en appliquant les principes proclamés dans des assemblées dont l’autorité était plus haute et plus générale. Ils établissaient par la sagesse et l’accord de leurs décisions, une jurisprudence, et maintenaient l’harmonie de tous les éléments sociaux. Les peuples ont surtout besoin de justice, et s’ils respectent les décisions et les actes des souverains, ils ne sont pas moins disposés à s’incliner devant ceux des corps plus rapprochés d’eux, quand ils ne peuvent mettre en doute ni leur intégrité, ni leurs lumières.
Charlemagne présente ses premiers Capitulaires à l’assemblée des Francs en 779 | |
Il y avait encore d’autres assemblées qui ne se réunissaient pas périodiquement, et qui devaient prononcer sur des faits déterminés, intéressant des personnes d’un ordre social supérieur. Les hommes qui pouvaient, à tout moment et à tout propos, en appeler à leur épée, avaient besoin de voir au-dessus d’eux un tribunal dont ils ne pouvaient récuser l’autorité. Ils formaient une cour des pairs, où chacun avait sa place, et où chacun trouvait des juges. Ces assemblées ne bornaient pas leur action et leur compétence à des actes criminels. Elles se prononçaient sur des questions multiples qui résultaient des conditions incertaines d’un état en formation, et la féodalité y trouva un frein, en même temps qu’un principe d’organisation et de force. Ainsi, les vassaux eurent leurs tribunaux comme l’Église avait les siens, et ceux dont l’état social était inférieur ne tardèrent pas à être jugés par leurs pairs (de là est née l’institution du jury que nous avons, plus tard, empruntée à l’Angleterre, et qui existait « de toute antiquité en France » d’après un document de 1224. Un règlement de Bernard de Combret, évêque d’Albi, en 1269, fixe à vingt au moins le nombre des prohomes chargés de se prononcer sur la culpabilité des malfaiteurs). Les décisions ne s’appliquaient pas uniquement à des cas particuliers, et il en résultait, non pas seulement une jurisprudence, mais une véritable législation, à laquelle les rois étaient étrangers, et qui mettait de l’ordre et de la régularité dans une société qu’il fallait arracher à la confusion et à l’anarchie.
Sous Charlemagne et ses successeurs, il y eut deux assemblées par an, au printemps et à l’automne. « On y réglait, dit Hincmar, archevêque de Reims, les affaires générales de tout le royaume ; aucun événement, si ce n’est une nécessité impérieuse et universelle, ne faisait changer ce qui y avait été arrêté. Dans cette assemblée, se réunissaient tous les grands, ecclésiastiques ou laïques, les premiers pour prendre et arrêter les décisions, les seconds pour recevoir ces décisions, en délibérer et les confirmer, non par un consentement irréfléchi, mais par leur opinion et l’adhésion de leur conscience. L’autre assemblée, où l’on recevait les dons généraux du royaume, était composée des premiers de l’assemblée du printemps et des principaux conseillers : on y traitait des affaires de l’année suivante et de celles qui étaient survenues depuis l’année précédente, et auxquelles il fallait immédiatement pourvoir. »
Hincmar cite, parmi ces affaires, les trêves conclues par les gouverneurs des provinces, la guerre et la paix ce qui sauvegardait le présent ou préparait l’avenir, les satisfactions à donner aux seigneurs, la sécurité à garantir aux faibles, la direction à imprimer à l’esprit public, tout cela était arrêté du consentement des assistants et tenu secret jusqu’à l’assemblée générale. La décision était ensuite exécutée, de concert entre tous les membres de l’assemblée, et par les ordres du roi. « Les conseillers laïques ou ecclésiastiques, ajoute Hincmar, étaient choisis parmi les hommes reconnus capables pour ces fonctions, remplis de la crainte de Dieu et animés d’une fidélité inébranlable, au point de ne rien mettre au-dessus des intérêts du roi et du royaume, si ce n’est la vie éternelle. » Il ne dit pas par qui le choix était fait, mais les conditions qu’il indique sont une garantie de compétence et de justice que les peuples seraient heureux, dans tous les temps, de trouver chez ceux qui doivent s’occuper de leurs affaires.
Le chapelain et le chambellan assistaient à ces assemblées, ainsi que quelques officiers du palais. C’est de là que sont sortis les articles des Capitulaires. Le roi se rendait à l’Assemblée quand elle en exprimait le désir. Le résultat des délibérations était mis alors sous ses yeux, et, « avec la sagesse qu’il avait reçue de Dieu, il adoptait les résolutions auxquelles tous obéissaient. » Ces résolutions étaient proclamées par un héraut et portées à la connaissance du peuple réuni autour de l’Assemblée. Les applaudissements du peuple étaient le signe de son assentiment. C’est dans un Capitulaire que se trouve exprimée la condition de la loi qui est faite « par l’autorité du roi et le consentement populaire. » Elle était ainsi « l’expression de la volonté générale parce qu’elle devait être conforme aux principes éternels de la vérité et de la justice. » Le droit donné aux missi dominici, inspecteurs et enquêteurs qui parcouraient le royaume, de choisir les échevins, les avocats, les notaires, de changer les vicomtes et de proposer les comtes et les gouverneurs, semble indiquer que les membres des assemblées devaient leur rôle au pouvoir central, à l’exception des évêques et des abbés, qui le tenaient de leur dignité.
L’usage des assemblées, associées plutôt aux mesures législatives ou financières qu’à l’exercice du pouvoir ne se perdit pas sous les successeurs de Charlemagne. Les conditions n’étaient pas les mêmes, et les rapports entre le peuple et les souverains subirent des modifications considérables. La royauté s’affaiblissait de jour en jour et le traité de Verdun de 843, en faisant trois parts de l’empire de Charlemagne, ne donna ni plus d’unité, ni plus de force à ce qui, désormais dans des limites plus étroites, devait constituer la France. La féodalité, en affirmant ses droits reconnus, augmentait ses prétentions, et les assemblées autorisées par le roi ou formées sous son assentiment, furent trop souvent dirigées contre lui.
La participation de ces assemblées au changement de dynastie et à l’avènement des Capétiens est manifeste. Il n’est pas vraisemblable pourtant que les seigneurs aient, de leur propre initiative, élevé au trône l’un d’eux, Hugues Capet, ni que la reconnaissance de son nouveau titre ait été acceptée par eux avec empressement. Ils s’inclinèrent devant le plus ambitieux, le plus habile, le plus fort, devant celui dont les ancêtres avaient rendu d’éclatants services, mais ils se promirent bien de se trouver réunis pour mettre des bornes à son pouvoir. C’est ce qu’ils firent dans des assemblées d’où sortirent des révoltes, et cette lutte qui devait durer des siècles rendit d’abord sinon impossible, du moins difficile, toute participation du pays à la création de la loi et à la direction politique.
En présence d’ennemis aussi redoutables, la royauté chercha des appuis. Elle les trouva dans les communes, dont elle favorisa la constitution et l’expansion. La Commune s’administrait elle-même par ses délégués, et associait ainsi chacun de ses membres à la gestion de ses affaires. En rapport avec le roi, dont elle avait besoin et qui comptait sur elle pour affaiblir l’ennemi commun, la féodalité, elle ne tarda pas à prendre part aux intérêts généraux. C’était pour elle un avantage, et pour le roi une force. Sous saint Louis, les Établissements furent délibérés et amendés, non pas seulement par le Conseil et par les magistrats formant ce parlement ambulatoire auquel il avait confié les causes dont il ne pouvait connaître lui-même, mais encore par les barons, devenus plus souples après une ligue impuissante, et par les prud’hommes des bonnes villes unis aux seigneurs ecclésiastiques. C’est ce qu’on appelait « le grand Conseil des sages hommes et de bons clercs. » Ce conseil prit une forme définitive lorsqu’il eut été convoqué, en 1302, sous le nom d’Etats-Généraux.
Le parlement vécut et agit à côté des États-Généraux avec des attributions différentes, puisqu’il avait été créé pour rendre la justice, mais en s’élevant peu à peu à un rôle politique. Il avait reçu la mission d’enregistrer les édits royaux, et de leur donner ainsi force de loi. Il s’enhardit, au milieu des troubles, sous les rois faibles, à faire des remontrances, à retarder ou à refuser l’enregistrement, à formuler des déclarations, à rendre des arrêts sur des questions qui ne le concernaient pas, et prétendit « s’entremettre utilement des affaires publiques, et y avoir été appelé par les rois. » C’était un frein à l’autorité royale, une représentation permanente du pays, et, bien que ce fut une usurpation, bien que les prétentions aient été souvent exorbitantes et funestes, il n’en faut pas moins considérer le parlement de Paris, comme un intermédiaire utile entre le souverain et ses sujets, et le représentant de la tradition nationale auprès de ceux qui pouvaient la méconnaître.
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Les rois avaient souvent choisi ceux à qui ils voulaient demander des conseils, ou qu’ils associaient, dans une certaine mesure, à l’exercice de leur pouvoir. Ils ne renoncèrent pas à ce privilège ou à cet expédient, lorsque les États-Généraux eurent été constitués en 1302 avec les trois ordres. On voit naître, aussitôt après, l’idée d’une convocation périodique. Mais cette convocation était une grande affaire, qui présentait toujours des difficultés et souvent des dangers. Les rois ne voulaient pas d’une surveillance ininterrompue, ils redoutaient une intervention trop curieuse dans les questions de politique, d’administration et de finances, mais ils tenaient à rester en communication avec les différentes classes de la société, et à les faire concourir au gouvernement. Ils choisirent des représentants du clergé, de la noblesse et des communes, et leur soumirent tout ce qui aurait pu faire le sujet des délibérations des États-Généraux. Ils étaient ainsi assurés d’un concours plus dévoué, et n’avaient à craindre ni prétentions, ni empiétements.
On ne sait pas à quelle époque précise ces assemblées de notables furent convoquées pour la première fois, avec des représentants de toutes les classes de la société. Les rois avaient intérêt à se trouver en communication avec leurs sujets, et comme l’opinion publique a toujours eu une grande force, ils ont dû chercher de bonne heure à la former par ceux qu’ils honoraient en les appelant dans leurs conseils. La première convocation qui ait laissé des traces, est celle de Tours en 1470, par Louis XI. Ce prince si jaloux de son autorité et si défiant à l’égard de la féodalité, ne se serait pas volontiers mis en tutelle sous les États-Généraux — on le vit quand il les convoqua — mais les Notables devaient servir à l’accomplissement de ses projets, et il eut recours à eux. Les deux dernières sont de 1787 et de 1788.
Le pouvoir royal s’est trouvé ainsi limité, pendant plusieurs siècles, par l’état social, les mœurs, des libertés particulières et des Assemblées différentes dans leur composition et leur caractère. Il eut souvent a lutter pour faire prévaloir ses vues et imposer ses volontés, mais généralement le concours empressé ne lui manqua pas. Ceux qui composaient ces Assemblées étaient, pour la plupart, directement ou indirectement sous sa main. Après 1302, les États-Généraux furent convoqués dans des circonstances graves et pour des besoins pressants. Ils furent le produit de l’élection, et ils se sentirent indispensables ; aussi les rois les trouvèrent rarement dociles.
Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, les revenus du domaine royal avaient suffi à l’exercice du pouvoir. L’Église avait ses propriétés, la justice était rendue par le roi et les seigneurs, les communes s’administraient elles-mêmes, et les frais de la guerre étaient supportés par ceux qui la faisaient. Mais lorsque l’autorité royale se fut affirmée par les enquêteurs royaux de Saint-Louis, qui visitaient tous les fiefs pour recueillir les doléances du peuple, lorsque la distribution de la justice eut été confiée à des prévôts ou à des baillis institués par le roi, il fallut pourvoir au salaire de ces magistrats, et de ceux que la nécessité imposait, plus nombreux de jour en jour. Le roi dut dès lors recourir à ceux qui ne connaissaient d’autres charges que celles qui venaient des Seigneurs. La tradition de la fiscalité romaine, si ingénieusement tenace, et dont nous trouvons les traces jusqu’au XIIe siècle, était perdue. La nécessité politique la fit revivre et lui donna des perfectionnements rapides auxquels les peuples n’eurent garde d’applaudir.
L’impôt est légitime, parce qu’il est le paiement des services rendus à chacun par ceux qui détiennent le pouvoir, et la condition essentielle de la sécurité publique. Mais il paraît toujours lourd à ceux qui doivent le payer, car s’il prend habituellement une partie du superflu, il touche quelquefois au nécessaire. On ne saurait dire quels sont ceux qui le supportent le plus impatiemment. Aussi, ceux qui ont la mission glorieuse et difficile de conduire les peuples, doivent-ils n’y toucher qu’avec une extrême circonspection et une rigoureuse justice. Faire des dépenses qui ne sont pas nécessaires, satisfaire des cupidités particulières sur le trésor, former des sacrifices imposés à tous, autoriser par négligence ou par complicité des malversations et des vols, ce sont des crimes que la conscience publique n’absout pas, lors même qu’ils ne sont l’objet d’aucune répression judiciaire.
C’est ce qui explique l’importance attachée aux taxes par toutes les assemblées, et l’appel fait aux trois ordres par la royauté lorsqu’elle se trouva obligée de recourir à l’impôt pour remplir les nouvelles obligations que lui imposaient les transformations politiques et sociales accomplies. Le principe : « Nulle taxe n’est légitime si elle n’est consentie », n’était pas encore formulé, mais les rois lui rendaient hommage puisque, pour se procurer de l’argent et le demander à l’impôt, ils convoquaient les représentants de la nation.
Les questions financières ne furent pas les seules soumises aux États-Généraux, mais elles occupent le premier rang. Les événements politiques en firent surgir d’autres, et les États s’y montrèrent souvent dévoués au roi et au pays, quelquefois trop préoccupés de leur prépondérance, et en de trop nombreuses circonstances, plus disposés à profiter des embarras ou des malheurs de la royauté pour la dominer, que pour venir à son aide. En 1302, les trois Ordres furent convoqués pour la première fois. Philippe IV avait à créer le budget de la royauté par l’établissement de subsides permanents. Il avait surtout à soutenir la participation de la nation à sa lutte contre la Papauté. Il obtint tout ce qu’il demandait, sans qu’il soit possible de croire que ce fut par de bons moyens.
En 1308, il soumit aux États-Généraux la question des Templiers, qu’ils tranchèrent dans un sens conforme à sa volonté. En 1313, il leur demanda de nouveaux subsides. La refonte des monnaies, la spoliation des Juifs et des Lombards, les décimes levés sur le clergé, les impôts nouvellement établis n’avaient pas été suffisants. Il fallait renouveler les taxes anciennes et en créer de nouvelles. Les États-Généraux, en prenant la responsabilité de ces nouvelles charges, dont ils avaient reconnu la nécessité, se montraient un instrument utile et docile entre les mains de la royauté. En 1317, ils eurent à se prononcer sur une question constitutionnelle. Louis X avait laissé, en mourant, une fille que les princes du sang voulaient, au mépris de l’interprétation jusqu’alors donnée à la loi salique, faire monter sur le trône. Les Etats, organes de la nation, déclarèrent que la couronne, comme l’héritage des terres de la conquête, ne pouvait échoir qu’aux mâles. La fille de Louis X fut exclue, et le second fils de Philippe IV, frère du roi défunt, fut proclamé.
La même décision fut prise en 1328, malgré les prétentions d’Edouard III, roi d’Angleterre, qui revendiquait le titre de roi de France, en vertu des droits de sa mère Isabelle, fille de Philippe IV. L’application de la loi sauva la France de la domination de l’Angleterre ; elle ne put empêcher une guerre qui dura plus de cent ans, fut marquée par d’épouvantables défaites, et aurait fini par l’anéantissement de notre indépendance, sans l’avènement de Jeanne d’Arc qui restaura Charles VII sur le trône de France. Les Etats-Généraux de 1338, dont l’existence est contestée, auraient, d’après certains historiens, formulé les premiers la maxime : « Les rois ne lèveront aucuns deniers extraordinaires sur le peuple, sans l’octroi des Trois-Etats, et ils en prêteront le serment à leur sacre. »
En 1356, au moment où la trêve expire entre la France et l’Angleterre, les Etats votent trente mille hommes d’armes, pour lesquels ils fournissent, par jour, cinquante mille livres. Les Communes entretenaient elles-mêmes leurs milices. La gabelle, ou taxe sur le sel, et une imposition de huit deniers sur tous les comestibles devaient faire face à ces dépenses. Mais les États prétendirent désigner les commissaires chargés de lever l’impôt, et d’en surveiller l’emploi, qui ne devait pas être détourné de la guerre. Ils fixèrent à un an leur prochaine réunion. Les doléances furent impératives. Ils ne voulaient plus de fausse monnaie et demandaient la suppression du droit de gîte ou de chevauchée, droit rationnel lorsque le roi n’avait que le produit de son domaine, droit excessif, dès qu’on lui fournissait le moyen de pourvoir aux besoins de l’Etat. Ils proclamaient le droit de résistance armée contre ceux qui renouvelaient de pareilles prétentions, et réclamaient des réformes pour la police des tribunaux et les entraves mises au commerce.
C’est ainsi que l’on parlait avant la funeste bataille de Poitiers, dans laquelle périt une grande partie de la noblesse et où le roi Jean II le Bon fut fait prisonnier. Quelle devait être l’attitude, quel devait être le langage des Etats, après ce désastre qui frappa la France de terreur ? Huit cents députés se réunirent. La moitié représentait les villes, les autres appartenaient en grand nombre à l’Eglise, parce qu’il « restait en France peu de nobles à qui on pût avoir recours », rapporte Froissart. Il fallait trouver de l’argent pour continuer la guerre et délivrer le roi.
L’ennemi était au cœur du royaume. Les Etats le rendirent témoin d’une tentative de révolution qui augmentait sa force. Sous l’inspiration d’Etienne Marcel, qui profita des malheurs de la France pour conquérir une popularité destinée d’abord à seconder une ambition personnelle, et mise ensuite au service de Charles le Mauvais, dont la main criminelle prétendait saisir le sceptre de saint Louis, ils commencèrent par demander la réforme du royaume. C’était un acte d’accusation qui ne pouvait aboutir à rien, une difficulté pour les négociations relatives à la liberté du roi, et une usurpation du pouvoir en présence de l’ennemi. Déjà une commission de cinquante membres prenait l’administration et réunissait les trois ordres en un seul. Il n’y avait plus d’esprit public pour condamner ces attentats, et le dauphin, qui n’avait pas été héroïque à Poitiers, semblait incapable de résister.
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Le dauphin temporisa pour envoyer demander des instructions à son père, prisonnier à Bordeaux. La réponse se fit attendre. Les Etats n’osaient passer outre, et leur audace même se tournait contre eux. Le peuple s’impatientait, les murmures de désapprobation s’accentuaient et les divisions, habilement fomentées, finirent par rendre les réunions impossibles. On se sépara et le dauphin resta le maître. L’année suivante, une nouvelle convocation amena les mêmes prétentions et les mêmes troubles. Le Dauphin avait pourtant enlevé tout prétexte à ceux qui voulaient sérieusement la suppression des abus, en renouvelant la grande ordonnance de réforme publiée en 1355 par son père. Son application eut été un grand bienfait. Mais était-elle possible lorsqu’il fallait négocier et tenir partout tête à l’ennemi ? Les États ne parurent pas y attacher une grande importance. S’ils avaient eu quelque souci des intérêts du peuple, ils ne tardèrent pas à le subordonner à leur désir de dominer, et l’amour des réformes n’était pas autre chose que l’amour du pouvoir.
En 1359, les États rejetèrent le traité qui délivrait le roi, comme trop onéreux pour le royaume. En 1369, tout avait changé. Le Dauphin était devenu Charles V, et ce roi qui avait fait l’apprentissage de son noble et rude métier, au milieu des épreuves les plus douloureuses, relevait la France par son habileté et sa sagesse. Les États lui accordèrent tout ce qu’il demanda gabelle, quatre livres par feu pour la guerre, trente sous sur les campagnes, un droit sur les vins, proportionnel à leur qualité. La France redevenait grande et puissante. Seize années suffirent pour accomplir cette oeuvre de relèvement social, qui montre ce que peut un souverain, quand il a la plénitude de son pouvoir, le sentiment profond de son droit, et au cœur, l’amour de son peuple.
En 1380, là France retomba sous une régence. Les États refusèrent les subsides et prétendirent ramener les impôts au taux de Philippe le Bel, oubliant qu’on n’avait qu’une trêve avec l’Angleterre, que l’argent avait perdu de sa valeur, et que les libertés, franchises et privilèges, dont ils réclamaient le maintien n’avaient été accordés qu’en échange des charges financières qu’ils repoussaient. Les Assemblées ne se sont jamais piquées de logique. Celle de 1380 a une large part de responsabilité dans les désordres qui marquèrent les premières années de ce règne si long et si fatal à la France. En 1420, les États ratifièrent le honteux traité de Troyes fait par une reine criminelle, et par lequel un roi insensé reconnaissait le roi d’Angleterre pour roi de France, et déclarait la guerre à son propre fils, dont il avait abandonné le droit. Ce n’est pas dans une Assemblée des États-Généraux, mais dans une réunion dont il avait choisi les membres, que Charles VII fit accepter la taille perpétuelle, mesure excellente, qui devait assurer une armée permanente, et la pragmatique sanction, dont le principe était une révolte, et dont l’application fut si funeste à l’Église de France.
En 1468, un roi qu’un obstacle ne détournait jamais de son but, convoqua les États, après avoir laissé toute liberté à l’élection, mais indiqué les candidats agréables. Ils lui accordèrent tout ce qu’il demandait : « les gens d’Église par prières, oraisons et biens temporels, et la noblesse et le peuple de leurs corps et de leurs biens, jusqu’à la mort inclusivement. » Louis XI ne se crut cependant tenu à aucune reconnaissance à leur égard. En 1483, Charles VIII fut averti par Me Jean Rely, chanoine de l’église de Paris, orateur des Trois Ordres, qu’il lui appartenait de relever le peuple de l’oppression, et que l’argent demandé pour les gens de guerre, en manière de don, l’était pour deux ans, et pas davantage. Ce langage hautain s’explique. Le vieux roi Louis XI venait d’être remplacé par un enfant.
Le 15 janvier 1484, la question suivante fut posée aux Etats : « A qui appartient l’autorité suprême ? » Un représentant de la noblesse de Bourgogne, Philippe Pot, répondit : « Il faut reconnaître une autorité supérieure, souveraine, en qui réside le pouvoir, et qui peut le déléguer. Cette autorité est celle du peuple, ou des Etats-Généraux, composés de ses élus », rapporte Olivier Masselin dans États-Généraux. Ces idées ne portèrent pas immédiatement leurs fruits. La réforme religieuse du siècle suivant devait les répandre et les exagérer. La taille, que l’on voulait supprimer, fut maintenue avec cette réserve « que la nation ne pouvait être imposée sans son consentement. » La régente accepta l’impôt, mais ne tint pas compte de la réserve et, sur sa demande, le parlement prorogea la levée de ce subside.
A cause du nombre des votants, mais aussi afin de montrer qu’ils étaient les maîtres, les États changèrent l’ordre ancien des délibérations. Ils se divisèrent en commissions. Chacune rédigeait un cahier, le portait à l’assemblée, en soutenait les conclusions, et, de ces cahiers particuliers, on formait un cahier général. Le vote avait lieu, non par ordre, mais par tête, et il fallait pour l’adoption, l’unanimité des suffrages. En 1506, le royaume était heureux sous le gouvernement paternel de Louis XII. Les États, d’accord avec lui, annulèrent les traités de Blois, par lesquels il avait fiancé sa fille Claude à Charles d’Autriche, en lui assurant des avantages territoriaux. Il vit trop tard les conséquences de cette faute, et il chargea les États de la réparer. Ne reconnaissant pas au roi le droit de disposer de sa famille, sans l’aveu de la nation, ils cassèrent les stipulations de Blois « comme contrevenant au premier serment solennel fait par lui à Reims, qui est de faire toute chose que connaîtra être au bien, sûreté et conservation du royaume, sans consentir ni permettre la diminution d’icelui. » (Ordonnances des rois de France) C’est dans cette assemblée que Louis XII reçut le titre de Père du peuple, « le plus saint nom qu’on puisse donner à un prince, car nommer un roi Père du peuple, est moins faire son éloge, que l’appeler par son vrai nom et faire sa définition », explique La Bruyère dans Du Souverain.
Les États-Généraux jouèrent plus tard un rôle déterminant lors des guerres de religion qui ensanglantèrent le royaume et illustrèrent, une fois encore, le rapport de force constant entre eux et le pouvoir royal. Lorsqu’ils se réunirent notamment à Blois le 16 octobre 1588, au milieu des circonstances les plus graves, le trône avait pour héritier présomptif un prince que la religion éloignait et que l’Édit d’Union venait de déclarer incapable de régner, et que les États le repoussaient. La journée des barricades ayant anéanti le pouvoir de Henri III à Paris, les États, après lui avoir enlevé les ressources les plus nécessaires, déclarèrent qu’ils « avaient tout pouvoir, et que le roi ne devait qu’exécuter leurs volontés. » En réponse, le roi fit assassiner le duc de Guise et le cardinal son frère, puis il dispersa les États. Mais les crimes ne sont jamais une solution, et le danger resta le même pour lui. Frappé le 1er août 1589 par Jacques Clément, il expira le lendemain, en désignant comme son successeur celui dont la France catholique reconnaissait le droit, mais qu’elle repoussait à cause de l’hérésie, Henri IV.
Convoqués lors de la majorité de Louis XIII en 1614, les États-généraux ne le furent plus ensuite que sous Louis XVI, en 1787 et 1788, puis le 5 mai 1789, qui marqua le début de la période révolutionnaire