Les forêts t'apprendront plus que les livres.
Les arbres et les rochers t'enseigneront des choses
Que ne t'enseigneront point les maîtres de la science.
À quoi pouvait rêver dans l'éclat de sa jeunesse le fils de Tescelin, chevalier du duc de Bourgogne, et de dame Aleth de Montbard, si bonne chrétienne? de chasses ou de tournois? de chants de guerre ou de galantes conquêtes? En tous cas, certainement pas de vie monastique comme il en fera le choix à l'âge de vingt-trois ans. D'autant qu'il entraînait avec lui une trentaine de jeunes en quête d'absolu... Il méditait beaucoup, parlait peu, était doux, modeste, charitable, donnant aux pauvres tout ce qu'il pouvait. On lui offrit l'archevêché de Milan; il le refusa, comme toutes les autres dignités, et revient en France.
Saint Bernard, le prodige de son siècle, naquit au château de Fontaines, près de Dijon, d'une famille distinguée par sa noblesse et par sa piété, et fut, dès sa naissance, consacré au Seigneur par sa mère, qui avait eu en songe le pressentiment de sa sainteté future. Une nuit de Noël, Bernard, tout jeune encore, assistait à la Messe de Noël; il s'endormit, et, pendant son sommeil, il vit clairement sous ses yeux la scène ineffable de Bethléem, et contempla Jésus entre les bras de Marie. "Guillaume de Saint-Thierry, l'un de ses biographes, note : 'Il lui apparut comme s'il venait une nouvelle fois au monde, sortant Verbe enfant, du sein de la Vierge Mère'.
"Parvenu à l'âge adulte, le futur saint multiplie exorcismes, prédications et guérisons. Son charisme de 'connaissance' stupéfie. Il prédit la mort de son frère Gui en dehors du monastère de Clairvaux dont il est l'abbé prestigieux. Parmi les pathologies vaincues par sa prière, toutes les parties du corps humain sont concernées, ou presque, mais on lui reconnaît une force surnaturelle dans la guérison des troubles sensoriels comme la cécité par exemple." (Patrick SBALCHIERO, Enquête sur les miracles dans l'Église catholique, Artège, Paris 2019, p. 231-232.)
Dans sa vie de S. Bernard (T. II), Mabillon compte plus de trente aveugles de tout âge et de toute condition, en France, en Allemagne, en Italie, guéris en présence des rois et des grands seigneurs, au moyen du signe de la croix fait sur eux par le thaumaturge de Clairvaux. Par le même signe, l'abbé de Clairvaux a guéri une foule de sourds et de muets. (Mgr Jean-Joseph GAUME, Le Signe de la Croix au XIXe siècle, 1869, rééd. Éditions Saint-Sébastien 2016, p. 103.)
À dix-neuf ans, malgré les instances de sa famille, il obéit à l'appel de Dieu, qui le voulait dans l'Ordre de Citeaux; mais il n'y entra pas seul; il décida six de ses frères et vingt-quatre autres gentilshommes à le suivre. L'exemple de cette illustre jeunesse et l'accroissement de ferveur qui en résulta pour le couvent suscitèrent tant d'autres vocations, qu'on se vit obligé de faire de nouveaux établissements. Il raffermit la règle à l'Abbaye de Citeaux et créa dans ce centre religieux l'amour de l'étude, du travail, la prospérité.
L'abbaye de Citeaux sera la source de cent soixante fondations, du vivant même du Saint. Loin de rester cloîtré il parcourt les routes d'Europe devenant, comme on a pu l'écrire, "la conscience de l'Eglise de son temps". Il vient plusieurs fois à Paris, à Saint Pierre de Montmartre, à la chapelle du Martyrium, à la chapelle Saint Aignan où il vient prier souvent devant la statue de la Vierge qui se trouve maintenant à Notre-Dame de Paris.
moines de Clairvaux furent au début contraints de vivre d'aliments mêlés de feuille de hêtre, d'orge, de millet d'avoine, de se composer un pain ressemblant à de la terre; mais bientôt, le sol se couvrit de verdure et de moissons. Cette transformation fut due à la foi, à la prière, à l'obéissance, à la règle et au travail de la bêche que Bernard maniait aussi lui-même pour donner l'exemple à ses frères.
Conseillez et ne forcez pas.
Bernard avait pris en main la défense du dogme, de l'unité catholique, de la foi, de la morale. Il protégeait les faibles, il fulminait contre les désordres de l'Église et les vices du clergé. Il professait la doctrine de S. Augustin et ses principes sur l'amour et sur la grâce. Il proclamait qu'il ne fallait pas écraser les hérétiques par les armes, mais par les arguments. Ainsi, en 1144, à Cologne, une foule en colère se livra à un pogrom contre les hérétiques qui se conclut, contre la volonté de l'archevêque, par leur mise à mort dans les flammes. Ce qui provoqua la protestation de Bernard :
"Nous apprenons ce zèle [du peuple], mais non ces sortes d'actions, parce qu'on doit obtenir la foi par la persuasion et non par la force, fides suadenda, non imonenda." (Sermon 66)
Ailleurs : "Mais je dis, qu'on les prenne non par les armes, mais par des raisonnements qui réfutent leurs erreurs" (Sermon 64) (Michael HESEMANN, Les Points Noirs de l'Histoire de l'Église, Pour en finir avec vingt siècles de polémiques, Artège, Paris 2017, p. 244).
La vie contemplative ne suffisait pas à son âme énergique. Il associa à la religion de l'évêque d'Hippone à la règle austère et active de S. Benoît. "La contemplation n'est qu'un loisir. L'homme doit exercer sa volonté sur la nature et sur la société. L'activité est le principe du salut. L'oisiveté est l'ennemie de l'âme."
Chaque jour, pour animer sa ferveur, il avait sur les lèvres ces mots: "Bernard, qu'es-tu venu faire ici?" Il y répondait à chaque fois par des élans nouveaux. Il réprimait ses sens au point qu'il semblait n'être plus de la terre; voyant, il ne regardait point, entendant, il n'écoutait point; goûtant, il ne savourait point. C'est ainsi qu'après avoir passé un an dans la chambre des novices, il ne savait si le plafond était lambrissé ou non; côtoyant un lac, il ne s'en aperçut même pas; un jour, il but de l'huile pour de l'eau, sans se douter de rien.
Infatigable fondateur, on le voit sur sa mule, traînant sur les routes d'Europe sa santé délabrée et son enthousiasme spirituel. Sa réforme monastique l'oppose à l'Ordre de Cluny dont il jugeait l'interprétation de la règle de S. Benoît trop accommodante. À sa mort, en 1153, ce sont 343 abbayes cisterciennes qui auront surgi du sol européen.
Le Saint n'avait point étudié dans le monde; mais l'école de l'oraison suffit à faire de lui un grand Docteur, admirable par son éloquence, par la science et la suavité de ses écrits. Il fut le conseiller des évêques, l'ami des Papes, l'oracle de son temps. Mais sa principale gloire, entre tant d'autres, semble être sa dévotion incomparable envers la très Sainte Vierge.
Cherchons la grâce, et cherchons-la par Marie ; car ce qu'elle cherche, elle le trouve, et elle ne peut être déçue.
"Il porta à la Vierge une dévotion de chaque instant. Toutes les églises cisterciennes furent dédiées à la Vierge et, dans tout l'Occident, Bernard se fit l'apôtre du culte de Marie. Il est ainsi l'initiateur d'une religion d'amour moins juridique, moins comptable que la piété des siècles précédents et dans une certaine mesure le précurseur de cette piété du coeur, de cette dévotion du sentiment que le Poverello d'Assise allait répandre au siècle suivant." "Le culte de la Vierge se développa fortement, en liaison avec l'accent mis sur la piété mariale par S. Bernard, puis S. Dominique et les frères mendiants." (Jean CHELINI, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, Pluriel, Millau 2012, p. 367, 403)
Dans cette période de développement des écoles urbaines, où les nouveaux problèmes théologiques sont discutés sous forme de questions (quaestio) et d'argumentation et de recherche de conclusion (disputatio), Bernard est partisan d'une ligne traditionnaliste. Il combat les positions d'Abélard, approximatives d'un point de vue théologique, et le fait condamner au concile de Sens en 1140. Abélard incarne tout ce que Bernard déteste : l'intelligence triomphante, l'arrogance dominatrice, les prouesses dialectiques, une célébrité immense, fondée sur la foi passée au crible de la raison au détriment de la vie intérieure, l'obstination à tenir des positions. Bernard refuse que les secrets de Dieu soient examinés et questionnés par la raison. Il veut que la raison reconnaisse ce qu'il y a d'infiniment profond et d'incompréhensible dans les choses divines.
Les puissances de l'enfer sont puissantes, mais la prière est plus forte que tous les démons.
Saint Bernard, auteur de la règle des Templiers
En 1124, lorsque des chevaliers demandèrent une règle pour leur ordre, le pape Honorius II chargea de cette affaire importante Bernard, abbé de Clervaux qui croyait à l'utilité d'une milice d'élite permanente, une véritable armée de métier, composée de chevaliers catholiques de toutes nationalités revêtus du double caractère religieux et militaire. Baudouin II, roi de Jérusalem, leur attribua une résidence dans son palais, construit croyait-on sur l'emplacement du Temple de Salomon. En 1129, lors de la création de l'ordre des Templiers au Concile de Troyes, celui-ci se dota d'une règle propre qui s'inspire directement de la règle de S. Benoît. La tâche de la rédiger fut confiée à Bernard.
En 1145, Clairvaux donne un pape à l'Église, Eugène III, qui alors que le royaume de Jérusalem est menacé après la chute du comté d'Édesse, demande à Bernard de prêcher la deuxième croisade, laquelle sera entreprise en grande partie à l'initiative du roi de France Louis VII le Jeune.
Bernard, plus préoccupé par le développement de l'hérésie cathare dont les fidèles dépréciaient le Créateur en méprisant la matière et le corps (enfanter était un péché satanique chez les cathares), est réticent à l'idée de s'associer à une croisade en Terre sainte. Il ne s'incline que par obéissance au pape.
Il prend la parole le 31 mars 1146, le jour de Pâques au milieu d'une foule de chevaliers réunis au pied de la colline de Vézelay. À cette époque, il a cinquante six ans. Son discours enflamme la foule. Son discours évoque Édesse profané et le tombeau du Christ menacé. L'objectif de la croisade reste l'objectif limité de la première croisade. Il invite les chevaliers qui veulent se croiser à une intention droite (humilité, obéissance et sacrifice). Après son prêche, on lui arrache même des morceaux de son vêtement pour en faire des reliques. Sa parole éloquente est confirmée par des miracles nombreux; l'enthousiasme est indescriptible. Son prestige entraîne le peuple de France.
La même année 1146, Bernard fait accorder par le Pape Eugène III, tant aux chevaliers qu'aux Frères servants, le droit de mettre la croix rouge sur leurs manteaux du côté gauche, a sinistra, "la croix rouge, ce signe du martyre, ce signe qui obligeait ceux qui en étaient décorés à ne jamais lâcher pied dans les batailles, armés ainsi du signe de la Croix contre les ennemis du Christ." (Bulle de Clément V, Labbe, Conciles, vol. XI.)
Après le Père de l'Europe que fut S. Benoît au VIe siècle, saint Bernard est l'unificateur de "la Chrétienté". Il adressa une lettre circulaire aux Allemands, aux Anglais, aux Bretons, aux Lombards, les exhortant à cesser entre eux toute guerre, toute querelle, et à s'unir contre l'ennemi commun de la chrétienté. Enfin, il passa en Allemagne, où ses prédications obtinrent le même succès qu'en France.
Près de Cologne, les Annales de Saint-Nicolas de Brauweiler, monastère bénédictin, écrites après l'échec de la seconde croisade devant Damas (1149) dressent un portrait flatteur de Bernard. Selon leur auteur anonyme, autant - si ce n'est plus que sa parole -, ce sont sa haute sainteté et ses oeuvres admirables qui poussent beaucoup à se croiser. Néanmoins, le bénédictin de Brauweiler semble aborder la prédication du cistercien et ses fruits avec une scepticisme détaché. Il n'est pas sûr, en tout cas, de leurs origines surnaturelles. "Je ne sais pas si Bernard était alors poussé par l'esprit de l'homme ou par l'esprit de dieu", avoue-t-il. (Martin Aurell, Des Chrétiens contre les croisades, XIIe – XIIIe siècle, Le Grand Livre du mois, Librairie Arthème Fayard, Saint-Amand-Montrond 2013, p. 53-58).
En France, alors qu'en avril 1150, encouragé par l'abbé Suger de Saint-Denis, son plus proche conseiller, Louis VII convoqua ses fidèles à Laon et à Chartres pour programmer une nouvelle croisade, à laquelle il souhaitait amener Bernard en personne, le célèbre prédicateur ne put que constater que leur toute proche expérience empêchait les chevaliers de prendre la croix : "Le coeur des barons reste insensible. C'est en vain qu'ils portent l'épée, qu'ils ont préféré gainer d'une peau de bête morte et attendre qu'elle rouille. Ils n'oseront pas la tirer, tandis que Jésus souffre", écrit-il alors dans l'une de ses lettres. Dans son esprit, l'Église est le corps mystique du Christ qui pâtit sous la domination musulmane. (R.C. SMAIL, Latin Syria and the West, 1149-1187, Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, 19, 1969, p. 5-7, in Martin Aurell, Des Chrétiens contre les croisades, XIIe – XIIIe siècle, ibid., p. 53-54.)
Saint Bernard contre les pogroms
Bernard pourfend les pogroms dans sa lettre circulaire promouvant la croisade (ep. 363, 6-7). Il explique pourquoi l'on ne saurait persécuter les Juifs. Ils représentent, en effet, "le témoignage et le mémorial vivant de la Passion du Seigneur", c'est-à-dire le souvenir de ses racines, de son genre de vie et de sa mort. Bernard note que Dieu a jadis accordé aux Juifs la Loi et la promesse du Messie, et que le Christ lui-même descend d'eux selon la chair. S'ils ont été dispersés par la diaspora et asservis aux princes chrétiens, c'est justement pour prouver, par ces châtiments, la Rédemption. À la fin des temps, ils se convertiront toutefois en masse, entrant dans l'Église selon la prophétie de Saint Paul (Rm 11:26).
Bernard met ainsi fin au périple du "prophète Raoul", un meneur de pogroms au ton apocalyptique qui "par ses prêches mit au supplice le peuple, qui crut en ses signes et visions mensongères" (Annales de Saint-Jacques de Liège). Raoul s'en prend aux Juifs, dont la conversion forcée devait accélérer le retour du Christ sur le Mont des Oliviers. Bernard professe au contraire une eschatologie modérée. Il n'entend pas accélérer la Parousie, contrairement à Raoul et à ses complices qui veulent hâter le millenium de paix et de prospérité par leurs massacres.
L'évêque de Freising en Bavière, le cistercien Otton (+ 1158), un des grands théoriciens de l'histoire de l'époque médiévale, écrit à propos de Raoul, dans ses Gestes de Frédéric Barberousse (I, 38-40) : "Il portait certes l'habit religieux et il imitait avec ruse un certain ascétisme, mais il avait à peine des lettres". À lire Otton entre les lignes, l'inculture est source d'erreurs doctrinales et de fautes morales. C'est pourquoi l'évêque de Freising sait tellement gré à Bernard d'avoir mis fin, avec l'aide de l'empereur Conrad III (1138-1152), au périple du gyrovague, l'enfermant dans son monastère. Otton clôt en effet l'épisode de la rencontre à Mayence de Bernard et Raoul, "qui jouissait de la plus grande faveur du peuple". Au nom de la sainte obéissance, l'abbé lui enjoint de revenir à la vie cénobitique. Raoul s'exécute. Et l'évêque de Freising, de conclure de façon significative : "Le peuple s'indigna gravement. Il se serait même livré à la sédition, s'il n'avait pas tenu compte de la sainteté de Bernard."
À propos des violences déclenchées par des chrétiens, Bernard développe la théorie de la guerre juste pour leur interdire toute première agression, même contre des païens. Il cite le vieux principe du droit romain Vim vi repellere, "Repousser la violence par la violence". La croisade n'est, à ses yeux, qu'une riposte légitime aux envahisseurs de la Terre sainte. En revanche, rien ne justifie qu'on s'en prenne aux Juifs. (Martin AURELL, Des Chrétiens contre les croisades, XIIe – XIIIe siècle, ibid., p. 59-62.)
Pour avoir arrêté Raoul et ses complices, Bernard s'est attiré la faveur de la communauté juive. Adolescent lors des événements, Éphraïm ben Jacob de Bonn (1132-1200) rend grâces, dans son Livre du Souvenir, à "Yahvé qui, pour consoler nos pleurs et pour contrer le méchant [Raoul], envoya un prêtre bon et authentique, honoré de tout son clergé, qui connaissait et qui comprenait sa propre religion: son nom était Bernard et il était abbé de Clairvaux, en France." Éphraïm va jusqu'à mettre sur ses lèvres une affirmation témoignant de son acceptation sincère de la judaïté de Jésus : "Tuer un juif est tuer le Christ lui-même." (Trad. anglaise dans R. Chazan, European Jewry and the First Crusade, Berkeley (CA), 1996, p. 178. Voir Dahan, Saint Bernard et les Juifs; Regnard, Le Sens de la permanence du peuple juif pour saint Bernard, in Martin Aurell, Des Chrétiens contre les croisades, XIIe – XIIIe siècle, ibid., p. 63.)
Après sa mort, qui arriva le 20 août 1153, plusieurs moines le voient en différents endroits; mais ces manifestations ont toujours un but spirituel: consoler les religieux, leur prodiguer aides et conseils, inviter les uns à la prière, les autres à la fréquentation de sacrements, etc.
Sur sa tombe d'innombrables miracles se produisent. La plupart sont des guérisons qui concernent par ailleurs toutes les couches de la société de l'époque. (Patrick SBALCHIERO, Enquête sur les miracles dans l'Église catholique, Artège, Paris 2019, p. 232.)
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Il est déclaré docteur de l'Église en 1830 par Pie VIII.
Jean CHELINI, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, ibid., p. 389.
Jean CHELINI, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, Pluriel, Millau 2012 (7) Le Petit Livre des Saints, Éditions du Chêne, tome 1, 2011, p. 34-35.