"Il ne faut pas se leurrer : l’enseignement de l’histoire tel qu’on le pratiquait était déjà très critiquable en bien des points : on revenait deux fois sur les mêmes périodes, jugées primordiales, d’abord au collège puis au lycée, avec une insistance particulière sur l’histoire moderne et contemporaine, en délaissant l’histoire du royaume de France ("Bayard ? Connais pas !"), l’antiquité ou les civilisations anciennes, européennes ou non, qui sont au fondement de ce qu’est devenu notre monde. Et le tout se faisait déjà de façon a-critique, c’est-à-dire sans cours de méthode ou d’esprit critique sur les données transmises, ce que je n’ai eu de cesse de réclamer à l’époque où j’enseignais, il y a 20 ans.
Maintenant, on va davantage encore trancher dans le vif, supprimer des pans essentiels de notre passé et faire ingurgiter aux élèves un prêt-à-penser historique qu’ils auront d’ailleurs oublié dès les grandes vacances. Depuis des décennies, l’histoire ne cesse d’être dévaluée. Cette dernière décision est une façon de s’en défaire encore plus. On a décidé d’éliminer notre passé : pas seulement le passé de la France, le passé mondial.
Ce n’est pas juste une question, comme je l’ai entendu, de perte de "culture générale" : c’est beaucoup plus grave. La culture générale, c’est bon pour Question pour un champion ! Non, nous assistons à un assassinat de la mémoire, tout simplement. Voyant à quel point l’histoire n’intéresse plus les autorités qui sont censées la dispenser, les élèves cesseront automatiquement de la prendre en considération (comme c’était déjà en partie le cas). L’histoire devient une sorte d’option intellectuelle, équivalente à l’initiation au macramé ou à la pétanque. C’est une catastrophe pour l’esprit et un recul de civilisation effrayant. Tout à fait entre nous, je n’en suis pas spécialement surpris.
... [S]ans histoire, on déconstruit, on tue dans l’oeuf toute compréhension possible de l’humanité. Toute perspective est cassée, toute distance est anéantie, tout recul critique est sabordé. Le présent devient l’alpha et l’oméga de toute chose, mais un présent lourd à porter, sans humanité consciente, un univers bête et plat, nivelé, ni linéaire, ni cyclique : circulaire. Aucun événement n’est plus relié à un autre. Tout devient absurde, et cette absurdité ne sert plus qu’à justifier l’ordre actuel du monde, c’est-à-dire servir au premier chef ceux qui ont intérêt à ce à qu’il perdure ainsi.
Un monde sans passé vise à légitimer les puissants du jour (...) [O]n fait disparaître les citoyens pour fabriquer des consommateurs obéissants, déracinés, fascinés par le zapping, uniquement préoccupés par les plaisirs immédiats et abrutis par la technique. ll va être temps de reprendre notre passé en main ! Avoir de nouveau conscience, comme le disait Bernard de Chartres, que nous sommes "des nains sur des épaules de géants" (nanos gigantium humeris insidentes), ces géants qui ont tout à nous apprendre et chez qui nous devons puiser sans cesse pour nous élever au lieu de pratiquer jusqu’à plus soif le culte de l’argent et nous vautrer comme des porcs dans la marchandise."
Onirik, via La France couronnée