Nous plaçons ici l'introduction du livre d'
Hervé Ryssen, les
Espérances planétatiennes. Ce livre est véritablement une oeuvre de salut public. Il démontre les origines religieuses qui sont à l'oeuvre dans le monde derrière le phénomène de la planétarisation ou "mondialisation".
L'ouvrage comporte plus de sept cents notes de bas de pages, la plupart donnant les références précises des citations. Ces notes n'apparaissent pas ici.
L’idée d’un monde sans frontière et d’une humanité enfin unifiée n’est certes pas neuve. Ce qui est nouveau, en ce début de troisième millénaire, c’est que pour la première fois de leur histoire, les Occidentaux ont le sentiment que l’humanité tout entière s’est engagée résolument dans cette voie. La chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du bloc soviétique ont sans doute été des facteurs importants dans cette prise de conscience de l’unification du monde et de l’accélération du processus à la fin du XXe siècle. De fait, c’est bien dans les années qui s’ensuivirent que ce que l’on a appelé la "mondialisation" est devenue l’objet d’un débat récurrent. Le triomphe de la démocratie sur le communisme semble avoir ouvert la porte d’une ère nouvelle, d’un "Nouvel Ordre mondial", et paraît préparer l’ensemble des nations à une fusion planétaire devenue inéluctable.
Le monde bipolaire, qui avait caractérisé le court XXe siècle (1914-1991), laissait place provisoirement à un monde dominé par l’ "hyperpuissance" américaine, mais surtout, la démocratie paraissait s’imposer sur tous les continents et offrir à l’humanité la garantie d’un monde meilleur, au point que certains parlaient déjà de la "Fin de l’histoire" : la société de consommation et le commerce se substitueraient aux impérialismes et à l’instinct guerrier qui avaient jusqu’à présent marqué au fer rouge le destin de l’humanité. Dans un nouvel esprit de coopération, les nations se rapprocheraient et ne tarderaient pas à fusionner dans une république mondiale, seule garante d’une paix universelle.
La " Fin de l’histoire " telle qu’on nous l’avait prédite en 1992 avec le triomphe de la démocratie, ne paraît cependant plus à l’ordre du jour depuis la chute des deux tours, celles du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Mais au lieu de stopper la marche en avant de l’idéal démocratique, il semblerait au contraire que le spectaculaire événement ait précipité le cours de l’histoire. La machine s’est emballée, et les démocraties occidentales profitent du traumatisme pour étendre leur influence et accomplir leurs volontés avec une vigueur renouvelée. Les Etats-Unis s’imposent dans le monde par leur diplomatie, leurs forces armées, leurs incessantes manœuvres occultes qui aboutissent invariablement à des "grandes révolutions démocratiques" dans les pays pauvres, avec T-shirts colorés pour la foule et triomphe médiatique mondial pour l’heureux élu, tandis que les nations européennes se dissolvent dans un grand ensemble de plus en plus multiethnique, aux contours imprécis, préfigurant sans tarder ce que doit être le monde de demain : sans races et sans frontières.
Les Occidentaux qui font pression sur l’ensemble des pays en faveur de l’adoption d’un régime démocratique, n’insistent pas moins sur la nécessité absolue du respect des minorités et l’accueil des réfugiés, à tel point que la démocratie ne peut plus se concevoir que comme ensemble "multiculturel, multiethnique, multiracial". La fusion programmée des nations du monde, on l’a compris, passe par l’instauration de sociétés "plurielles", dans le cadre de la démocratie parlementaire. Les deux concepts sont aujourd’hui indissociables. Tel semble être le plan de montage de ces projets grandioses de mondialisation qui, une fois encore, naissent de la pensée et de la volonté occidentales.
Déjà, le monde d’hier, ce monde que l’on appelait " bipolaire " était surtout une vision de l’Occident. De nombreux pays d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique du Sud avaient certes été secoués par nos luttes idéologiques et avaient dû choisir leur camp entre Moscou et Washington, mais l’immense majorité de ces populations avaient conservé leurs modes de vie ancestraux et avaient vécu tout au long du siècle à la manière traditionnelle, sans avoir à choisir entre le système marxiste et l’économie de marché. Après la Seconde Guerre mondiale, on eut coutume de regrouper ces pays sous le terme générique de " tiers-monde ", dans le sens de " troisième monde ".
[nbp : L’expression changea de sens et désigna par la suite les pays pauvres, qu’il était d’usage à ce moment-là d’appeler également "pays sous-développés". Dans les années 90, on préféra le terme plus "politiquement correct" de " pays en voie de développement, puis, de "pays du Sud".]
Et ce troisième monde, précisément, n’était guère concerné par les querelles idéologiques générées par la pensée occidentale. Gardons-nous donc de pécher par occidentalo-centrisme.
Le concept de "mondialisation" est-il plus justifié aujourd’hui ? L’expression recouvre d’abord un phénomène économique. Il est certain que la multiplication des échanges internationaux, le développement d’un capitalisme mondial, les délocalisations d’entreprises et l’apparition des nouvelles technologies de la communication ont rapproché les économies du monde entier et accentué leur interdépendance. C’est dans cette acceptation économique que l’on peut à bon droit parler de "mondialisation". Celle-ci semble être la continuation d’un long processus qui a commencé au XVIe siècle, avec la découverte des nouveaux continents, et qui s’est poursuivi avec l’occidentalisation du monde au XIXe par le biais de la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, mais aussi par le peuplement de l’Amérique du Nord et de l’Océanie. La mondialisation des idées (Darwin, le socialisme, le libéralisme) avait parachevé l’hégémonie de l’Europe d’avant 1914 sur le monde entier, hégémonie qu’elle a largement perdue à l’issue de deux guerres qui s’étaient elles aussi mondialisées.
Il ne faudrait pas croire cependant que l’évolution des économies du monde vers une plus grande unité soit un processus régulier, continu et forcément inéluctable. Les économistes s’accordent à penser que le monde n’est pas plus ouvert aujourd’hui qu’il ne l’était à la veille de la Première Guerre mondiale. En 1991, le niveau relatif d’exportation de capitaux était plus faible qu’en 1915. Quant aux multinationales, elles restent largement déterminées par leur ancrage national. Les firmes globales peuvent se compter sur les doigts d’une main. Pour George Soros – le fameux spéculateur international – l’émergence du capitalisme mondial s’est véritablement produite au cours des années 1970. En 1973, les pays producteurs de pétrole, regroupés au sein de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), augmentaient pour la première fois le prix du baril. " Ces pays ont connu soudain de gros excédents, alors que les pays importateurs ont dû financer d’importants déficits. Il revint aux banques commerciales de recycler les fonds. Les eurodollars furent inventés, et d’importants marchés off-shore se sont développés. "
Le sentiment diffus de la mondialisation est encore beaucoup plus récent. Ce n’est que depuis le milieu des années 1990 que les Européens éprouvent confusément le sentiment que le monde entier est entré dans une phase accélérée d’unification mondiale. Les nombreuses délocalisations d’entreprises dans les pays à main-d’œuvre bon marché et les pertes d’emplois ainsi occasionnées alimentent régulièrement le débat sur ce sujet. On peut ajouter à cela que la popularisation des voyages en avion, le développement du tourisme et des flux migratoires ont renforcé l’idée que le monde est devenu un " village global ". Mais à la vérité, il ne s’agit ici plus que d’une image, car si le paysan d’antan traversait son village en charrette deux ou trois fois par jour, on admettra que seule une infime minorité des êtres humains sur cette terre aujourd’hui fréquente assidûment les aéroports internationaux. L’immense majorité de l’humanité reste encore enracinée à son aire civilisatrice, voire même à son propre village de naissance. Les possibilités que vous a offert la technologie internet ne vous ont pas donné pour autant de nouveaux amis à l’autre bout du monde. Le "village global" en question, loin d’être une réalité, est une perspective, une utopie mobilisatrice, et c’est précisément cette dimension idéologique qui caractérise le monde occidental aujourd’hui.
La mondialisation économique dont on parle tant depuis une dizaine d’années n’est pas le facteur primordial de cette conscience planétaire à l’ébauche. La " globalization ", comme disent les anglophones, n’est pas seulement pour nous un phénomène économique dont nous prenons acte, mais une aspiration sourde à fondre les peuples de la terre dans un creuset unique, à supprimer les frontières et à instaurer le gouvernement mondial. Toute notre philosophie nous conduit dans cette voie : les libéraux réclament la libéralisation du commerce en même temps que l’adoption par tous les peuples du monde du système démocratique et de la " société ouverte ", tandis que leurs " opposants " dits " altermondialistes " militent pour l’ouverture des frontières à tous les migrants et pour donner toujours davantage de pouvoirs aux instances internationales, supposées seules capables de régler les grands problèmes mondiaux, tels que la gestion des enjeux écologiques, " l’échange inégal " entre le " Nord " et le " Sud ", et la faim dans le monde. C’est dans cette perspective planétarienne que nous voyons s’édifier sous nos yeux depuis peu cette société plurielle, multiethnique, multiculurelle, qui est l’étape obligée pour parvenir à la grande fraternité universelle désirée par les idéologues occidentaux. Celle-ci permet seule de dissoudre peu à peu les sociétés traditionnelles enracinées, qui sont les principaux obstacles à ces projets. Par le jeu démocratique de la loi du nombre, elle empêche toute réaction nationaliste dans la mesure où le poids des différentes minorités devient plus important que celui de l’ancienne majorité. En favorisant les métissages, elle sape les bases ethniques des peuples autochtones et supprime leurs réflexes identitaires.
D’un autre côté, l’immigration – légale ou illégale – présente l’inestimable avantage pour les entrepreneurs de constituer un inépuisable réservoir de main d’œuvre bon marché.
La société plurielle, on le voit, est dans ce domaine incomparablement plus efficace que la société soviétique, qui a montré ses limites après une expérience de plus de soixante-dix années, alors même que ses principes philosophiques étaient au départ les mêmes que ceux qui sous-tendent aujourd’hui la société libérale dans le domaine du respect de la personne humaine et de la fraternité planétaire.
L’édification des sociétés plurielles en Europe est incontestablement le phénomène majeur de la fin du XXe siècle, pour ne pas dire de toute l’histoire européenne depuis 3000 ans.
Le fait que les peuples d’Occident soient les seuls à s’être avancés dans cette voie est tout à fait symptomatique du cheminement de l’idée planétarienne dans les esprits au cours de ces dernières décennies. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui dans les grandes villes françaises n’est plus le même qu’il y a vingt ans : la société multiethnique prend corps sous nos yeux d’une manière stupéfiante, sans lien véritable avec les mutations économiques récentes. Le Japon, par exemple, dont l’économie est tout autant mondialisée que la nôtre, n’est guère aspiré par ce maelström idéologique. C’est parce que ce n’est pas un phénomène naturel, mais la réalisation d’un objectif politique très caractéristique de la pensée occidentale.
Ces espérances planétariennes qui travaillent en profondeur les esprits occidentaux ne sont pourtant pas apparues subitement avec la chute du mur de Berlin et la victoire des démocraties, mais il est certain qu’elles ont connu depuis lors un regain de vigueur. Un intellectuel comme Jean-François Revel, qui pouvait, en 1983, prédire la disparition de nos démocraties, "minces et précaires parenthèses à la surface de l’Histoire" et la victoire "probable, pour ne pas dire inéluctable" du communisme, peut faire sourire rétrospectivement, au regard de l’évolution fulgurante du monde en quelques années. Il est vrai que son pessimisme pouvait s’expliquer par la conjoncture de l’époque : la stagnation de la résistance afghane contre l’URSS, la répression accrue en Pologne, la complaisance des gouvernements occidentaux. Dix années plus tard, dans La Fin de l’histoire et le dernier homme, un essai publié aux Etats-Unis en 1992 et largement traduit dans le monde, Francis Fukuyama annonce le triomphe des démocraties libérales, dans une " perspective mondialiste ", comme indiqué en couverture, et rien moins que " la fin de l’Histoire ".
[nbp : Nous préférons utiliser pour notre part le terme " planétarien ", non pas par goût du néologisme, ce qui est toujours délicat à manier, et surtout en titre d’ouvrage, mais parce que le mot " mondialiste ", nous semble-t-il, revêt aujourd’hui un aspect idéologique. Son usage a changé au cours de ces dernières années : la gauche radicale, qui se disait mondialiste jusque dans les années 98-99, s’est revendiquée de l’antimondialisme par la suite, puis de l’ " altermondialisme " en 2003. Le drapeau " antimondialiste " a alors été conservé par les nationalistes, et le terme même de " mondialiste " semble parfois revêtir une connotation insultante, en France, à tout le moins.]
Constatant la victoire des régimes démocratiques un peu partout dans le monde, cet auteur américain écrit ceci : "Si les sociétés humaines à travers les siècles évoluent ou convergent vers une forme unique d’organisation sociopolitique comme la démocratie libérale, s’il n’apparaît point d’alternative viable à la démocratie libérale, et si les gens qui vivent dans les démocraties libérales n’expriment aucun mécontentement radical à propos de leur vie, on peut dire que le dialogue a atteint une conclusion finale et définitive. Le philosophe historien doit être contraint d’accepter la supériorité et la finalité que la démocratie libérale revendique pour elle-même."
Selon Fukuyama, l’Etat libéral doit être " universel ", mais l’auteur n’entend par là que la reconnaissance accordée par chaque Etat à tous ses citoyens, sans discriminations d’aucune sorte. Nulle part dans son essai n’est évoquée l’aspiration à un Etat mondial, à un gouvernement mondial, même s’il est sous-entendu que les institutions internationales prendront en charge les destinées de l’humanité. Il constate simplement que les " forces économiques favorisent maintenant l’abolition des barrières nationales par la création d’un marché mondial unique et intégré ", mais il n’envisage pas la destruction des nations et la disparition des Etats. Seul le nationalisme agressif devra disparaître avec la victoire du modèle libéral : "Le fait que la neutralisation politique finale du nationalisme ne puisse intervenir ni à notre génération ni même à la suivante n’affecte pas la perspective bien réelle de la fin de celui-ci."
Cet idéal de paix universelle qui accompagne le credo démocratique, comme il accompagnait le credo communiste, soulève tout de même des interrogations, car, dit-il, "les êtres humains se révolteront à cette pensée, à l’idée d’être les membres indifférenciés d’un Etat universel et homogène, chacun étant le même que l’autre, quel que soit l’endroit du globe où l’on aille." C’est là le seul passage, dans les 380 pages très serrées de son livre, où est évoquée l’éventualité d’un Etat mondial, et cette considération est immédiatement suivie par des considérations de bon sens sur "l’ennui" que ce Nouvel Ordre mondial pourra susciter. Les nouveaux citoyens du monde trouveront en effet que la vie de consommateur est en fin de compte "lassante" ;
[nbp : L’expression " Nouvel Ordre mondial " est du président américain George Bush père, qui s’apprêtait à faire bombarder l’Irak de Saddam Hussein en 1991. Le Nouvel Ordre mondial est censé remplacer l’ère de la confrontation Est-Ouest après l’effondrement du système communiste.]
" ils voudront avoir des idéaux, au nom de quoi vivre et mourir, et ils voudront aussi risquer leur vie, même si le système international des Etats à réussi à abolir toute possibilité de guerre. " Les étudiants de mai 1968, par exemple, " n’avaient pas de raisons rationnelles de se révolter, parce qu’ils étaient pour la plupart des rejetons choyés de l’une des sociétés les plus libres et les plus prospères de la terre. " Là est " la contradiction que la démocratie libérale n’a pas encore résolue. " L’essai de Francis Fukuyama est finalement assez timoré ; certains intellectuels, nous allons le voir, avancent beaucoup plus gaillardement dans cette perspective planétarienne.
Ces concepts en tout cas ne sont pas neufs ; ils poursuivent sous une nouvelle forme des idées déjà émises notamment dans la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle. Tocqueville annonçait en 1848 " l’avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde."
Avant lui, Kant, le philosophe solitaire, envisage déjà en 1784, d’établir " un état cosmopolitique de sécurité publique entre les Etats" pour qu’ils ne "s’entredéchirent pas". Le philosophe de Königsberg nourrissait de surcroît "l’espoir qu’enfin un jour, après maintes révolutions et transformations, se réalise le dessein suprême de la nature : un Etat cosmopolitique universel, tel qu’en son sein, toutes les dispositions originaires de l’espèce humaine seront développées."
Cependant, les hommes du XVIIIe siècle étaient bien trop imbus de préjugés raciaux pour envisager la société plurielle, multiethnique et multiculturelle, telle que l’entendent nos modernes philosophes planétariens. La vérité est que l’anthropologie selon Buffon, Maupertuis, Diderot, d’Alembert ou Voltaire, reste à jamais un sujet sur lequel il vaut mieux ne pas s’étendre, si l’on souhaite conserver les grands ancêtres dans le panthéon de la démocratie.
D’autre part, si le terme d’ "humanité" était à la mode dans la philosophie des Lumières, la référence à la nation ne l’était pas moins, et les deux termes allaient presque toujours de pair. Le "dévouement à l’humanité et à la patrie" faisait partie de la phraséologie de l’époque ; de surcroît, le terme d’ "humanité" avait peut-être un sens plus restreint qu’aujourd’hui, et dans le langage courant, il ne signifiait souvent guère autre chose que " les gens ". Il est certain que les philosophes de cette époque ne pensaient pas encore concrètement au grand métissage universel et au "village global". On sait à quel point les hommes de la révolution française étaient furieusement patriotes en plus d’être humanistes. Babeuf, cet ancêtre du socialisme, est un fervent "défenseur de la patrie" : " Il n’appartient de fonder une république véritable, dit-il, qu’aux amis désintéressés de l’humanité et de la patrie ". Bien que la philosophie qui sous-tendait leur combat fût humaniste, les soldats de l’An II n’avaient cure de la fraternité universelle, et il leur importait davantage de détruire les régimes des "tyrans" en Europe que d’envisager la fusion des peuples. La "Déclaration des droits de l’homme et du citoyen" illustre parfaitement ce propos, puisqu’elle comprend bien le terme "citoyen" en plus de celui d’ "homme" indifférencié : c’est dire qu’on entendait par là tous les Français, qui étaient maintenant tous égaux en droit, et c’est surtout en ce sens que l’on comprenait alors l’ "universel". Dans la toute nouvelle république, les étrangers, quant à eux, restaient étroitement surveillés.
L’idée d’une "fin de l’histoire" soulevée par Francis Fukuyama n’est pas nouvelle non plus. Hegel avait déjà défini l’histoire comme la progression de l’homme vers de plus hauts niveaux de rationalisme et de liberté. Ce processus, selon lui, avait un point final logique dans l’Etat libéral moderne, qui était apparu à la suite de la déclaration d’indépendance américaine en 1776 et de la Révolution française.
Marx partageait également la croyance en la possibilité d’une fin de l’histoire.
Pour les marxistes, les classes sociales disparaîtront aussi inévitablement qu’elles s’étaient formées jadis, et l’Etat disparaîtra par la même occasion.
"La société, dit Engels, que la production réorganisera sur la base d’une association libre et égale des producteurs, enverra l’appareil de l’Etat là où est sa place, au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze."
Il n’en reste pas moins qu’une phase transitoire de dictature reste indispensable : le prolétariat s’emparera du pouvoir de l’Etat et transformera les moyens de production "provisoirement" en propriété de l’Etat. L’appareil d’Etat capitaliste, la police capitaliste, le fonctionnarisme capitaliste, la bureaucratie capitaliste seront remplacés par l’appareil du pouvoir du prolétariat, mais sans les antagonismes de classes ; ainsi, l’Etat prolétarien dépérira de lui-même, naturellement.
Contrairement à d’autres formes de socialisme du XIXe siècle, le socialisme de Marx avait forcément une vocation universelle. Selon lui, un processus historique emporte malgré lui le capitalisme vers sa mondialisation et tend de toute façon vers l’instauration d’un marché mondial dans lequel s’effaceront les frontières et disparaîtront les différentes nationalités. Les prolétaires ne pourront alors se considérer que comme des individus abstraits, sans attache, ce qui rendra possible le saut dans le paradis sans classe que sera la société communiste. Ce prolétariat universalisé, sans nationalité, deviendra alors une sorte de nation universelle, édifiée sur les décombres des vieilles nations et des particularismes.
De fait, c’est d’abord avec le marxisme qu’est apparu le messianisme planétarien à l’époque contemporaine. Les propos de Boukharine au moment de la révolution bolchevique de 1917 sont à ce sujet particulièrement éloquents : "Une époque nouvelle est née, dit-il. L’époque de la disparition du capitalisme, de sa décomposition interne, l’époque de la révolution communiste du prolétariat. Elle devra briser la domination du capital, rendre les guerres impossibles, détruire les frontières des Etats, transformer le monde entier en une communauté œuvrant pour elle-même, accomplir la fraternisation et la libération des peuples. " Ce sont là les lignes directrices de l’Internationale communiste, mais chacun aura pu noter les étranges similitudes avec les propos des penseurs libéraux. Seules leurs conceptions économiques les différencient : les premiers pensaient que la collectivisation libérerait le prolétariat de l’exploitation de la bourgeoisie, tandis que les seconds ont pris la mesure de l’échec de la société collectiviste.
Pour le reste, on ne peut qu’être frappé de constater à quel point les objectifs marxistes sont similaires à ceux des penseurs planétariens d’aujourd’hui, et jusque dans la croyance au caractère inéluctable de l’unification et de la fin de l’histoire.
Le monde évolue inévitablement vers l’accomplissement de son destin, qui est l’unification finale, et rien au monde ne peut empêcher ce processus. C’est une idée récurrente du discours planétarien, et nous verrons que cette indéracinable croyance est fortement liée à une foi religieuse.
La conjonction des vues s’explique aussi aisément du fait que les uns et les autres puisent leur vision du monde à la même source – la philosophie des Lumières – qui constitue la référence obligée des penseurs marxistes et surtout libéraux. Il a simplement fallu la réactualiser, l’adapter aux réalités. Au XIXe siècle, avec la révolution industrielle, elle était devenue un peu poussiéreuse et ne paraissait plus du tout pouvoir soulever l’enthousiasme ni des masses ouvrières, qui ont surtout eu à pâtir de la société bourgeoise libérale, ni de la jeunesse européenne, qui avait fait ses révolutions de libération nationale en Europe tout au long du siècle, et qui aspirait maintenant à jeter bas la " vile bourgeoisie ". C’est donc d’abord le marxisme qui a repris le flambeau de la fraternité universelle en même temps que celui de l’égalité sociale, tandis que l’esprit démocratique se fourvoyait dans le patriotisme, facilitant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Mais ne soyons pas trop sévères à l’égard de ce patriotisme. Il s’agissait d’un patriotisme auquel beaucoup a pu être pardonné, et nos intellectuels d’aujourd’hui éprouvent toujours une certaine bienveillance pour l’enthousiasme revanchard des Français de 1914, car c’est bien grâce au sang d’un million quatre cent mille de ces Français, " morts pour la France ", que les monarchies prussienne, autrichienne, russe et ottomane ont pu être renversées, et que des régimes démocratiques ont pu être instaurés un peu partout en Europe.
La chute des monarchies et des Empires a constitué la vraie réjouissance des démocrates de cette époque. Si l’on veut bien prendre un peu de recul, la question de l’Alsace-Lorraine n’est qu’un aspect très mineur au milieu de ces immenses bouleversements qu’a occasionnés le conflit européen. Le militarisme de la république française de 1914 reste donc toujours cher au cœur des penseurs planétariens, parce qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un militarisme susceptible d’imposer les idées universelles à ceux qui ne les ont pas encore intégrées.
C’est d’ailleurs très exactement ce que nous dit l’historien Michel Winock, qui a conceptualisé l’idée patriotique dans un sens planétarien en faisant la distinction entre "le nationalisme ouvert, issu de la philosophie optimiste des Lumières et des souvenirs de la Révolution (celui de Michelet, mais aussi du général de Gaulle), et le nationalisme fermé, fondé sur une vision pessimiste de l’évolution historique, l’idée de la décadence."
Le nationalisme ouvert, dit-il, est "enfant d’une nation jeune, expansive et missionnaire, marqué par la foi dans le progrès et la fraternité des peuples." Il est "celui d’une nation pénétrée d’une mission civilisatrice, généreuse, hospitalière, solidaire des autres nations en formation, défenseur des opprimés, hissant le drapeau de la liberté et de l’indépendance pour tous les peuples du monde." Au contraire, le nationalisme fermé est un nationalisme "clos, apeuré, exclusif définissant la nation par l’exclusion des intrus : Juifs, immigrés, révolutionnaires." C’est "une paranoïa collective, nourrie des obsessions de la décadence et du complot", qui exprime "la peur de la liberté, la peur de la civilisation urbaine, la peur de l’affrontement avec l’autre, sous toutes ses formes". Ce nationalisme est invariablement pessimiste : "La France est menacée de mort, minée de l’intérieur, à la fois par ses institutions parlementaires, par les bouleversements économiques et sociaux, où l’on dénonce toujours la "main du Juif", la dégradation de l’ancienne société, la ruine de la famille, la déchristianisation". C’est un "nationalisme mortuaire."
Les guerres de la Révolution et de l’Empire sont ainsi hautement justifiées, puisqu’elles ont eu le mérite de propager les idées des Lumières et de détruire une première fois les vieilles nations aristocratiques en Europe.
La Première Guerre mondiale, quant à elle, a permis de liquider définitivement la double monarchie catholique d’Autriche-Hongrie, de culbuter le Kaiser et d’instaurer la république en Allemagne, et surtout, de renverser le tsar Nicolas II qui refusait toujours d’accorder la citoyenneté aux Juifs de Russie. C’est en ce sens que l’on peut être patriote et belliciste. On applaudira l’enthousiasme patriotique des soldats français qui sont partis au massacre de toute bonne foi pour récupérer l’Alsace-Moselle, non pas parce qu’on approuve leur chauvinisme imbécile, mais parce qu’on attend d’eux d’aller se battre pour les grands idéaux démocratiques. On blâmera leur chauvinisme une fois la guerre terminée, sans plus d’égard pour leurs blessures et leur dévouement.
C’est cette logique qui permet à Jean-François Kahn, le directeur d’un grand hebdomadaire, de déclarer : "Je suis pour ma part aussi furieusement patriote que la raison permet de l’être", en ajoutant à la page suivante de son livre intitulé Les Français sont formidables : "Il est effectivement "formidable" d’être français dès lors que ce concept prend tout le sens extensif du terme que l’Histoire lui donne, et non la signification très limitée que les nationalistes obtus et les réactionnaires apatrides (qui sont souvent les mêmes) lui confèrent."
[nbp : Jean-François Kahn, Les Français sont formidables, Balland, 1987, pp. 24-25. On s’abstiendra de commenter ici ce curieux amalgame entre les "nationalistes obtus" et les "réactionnaires apatrides". Le lecteur se l’expliquera naturellement après s’être familiarisé avec la pensée planétarienne pendant la lecture de cet ouvrage.]
Dans le même registre, Jean Daniel, le patron d’un autre grand hebdomadaire progressiste, fait une déclaration de foi patriotique de la même veine, lorsqu’il note : " Déjeuner avec Azoulay [le fameux " banquier juif " et conseiller du roi du Maroc Hassan II] : Ce Juif est un patriote marocain presque davantage que je ne suis un patriote français. Presque. Autrement dit, le lien par la judaïté est très, très relatif quand il n’y a ni persécution, ni contrainte, ni conscience religieuse. "
Le même patriotisme de circonstance s’épanche chez un écrivain d’inspiration communiste comme Guy Konopnicki, qui avait célébré la victoire de l’équipe de France de football lors de la coupe du monde de 1998. On aura compris que ce que Guy Konopnicki apprécie dans l’équipe de France de football, ce n’est évidemment pas la France profonde des terroirs, pour laquelle il a déjà exprimé son plus parfait mépris, mais la France métissée Black-Blanc-Beur triomphante. Il est alors envahi d’une intense fièvre patriotique, arrache le drapeau tricolore des mains de Jean-Marie Le Pen, et se met à chanter la Marseillaise à tue-tête. C’est donc sincèrement, quelques années plus tard, qu’il se désole de constater que l’hymne national est conspué par cette jeunesse immigrée qu’il a tant choyée. Le 6 octobre 2001, en effet, 70 000 spectateurs d’origine maghrébine sifflaient la Marseillaise lors d’un match France-Algérie au Stade de France en présence du président de la République. Pour Guy Konopnicki, c’était l’effondrement de son idéal d’une France multiethnique, de cette France métisse tant désirée par l’intelligentsia : "Je suis atterré, dit-il, quand on conspue cette Marseillaise que j’ai chantée, au milieu d’une foule de beurs, quand Zidane et quelques autres nous ont apporté une si belle victoire. La France, c’est précisément ce pays où, en dépit des difficultés, du racisme, nous vivons ensemble sans distinction d’aucune sorte." Il est donc très clair que ce n’est pas tant la France qu’il aime, mais l’embryon de république universelle en miniature qu’elle représente.
Bien avant eux, le poète allemand Heinrich Heine, vomi par les nationalistes d’outre-Rhin, exprimait son amour de la France républicaine qui l’avait accueilli. En 1830, après l’abdication de Charles X – qu’il appelle " ce fou royal " – il s’enthousiasmait pour le mouvement révolutionnaire français et pour le vieux général Lafayette : " Voilà déjà soixante ans que, revenu d’Amérique, il a rapporté la déclaration des droits de l’homme, ces dix commandements de la nouvelle religion " ; " Lafayette… le drapeau tricolore… la Marseillaise… Je suis comme enivré. Des espérances audacieuses surgissent dans mon cœur." Quand on connaît les opinions de Heinrich Heine et son mépris pour les cultures traditionnelles européennes, il est clair que là encore, ce n’est pas tant la France qui le transporte d’amour et d’admiration que la république universelle qu’elle incarne. Quant à ses " espérances audacieuses ", on gage qu’il devait penser à une nouvelle petite tournée militaire, histoire de mettre l’Europe à feu et à sang et de faire voltiger les têtes couronnées. C’est en ce sens, on la vu, que l’on peut se déclarer " furieusement patriote ".
Les intellectuels planétariens pétris des idées généreuses de pacifisme et de tolérance, se retrouvent à la pointe du patriotisme et du militarisme agressif dès lors qu’il s’agit d’une " juste cause " démocratique. C’est alors sans complexe que l’on embouche les trompettes guerrières et que l’on se fait le propagandiste de la force armée. Ainsi, les soldats français sont " formidables " en 1792, en 1914 et en 1940, quand il s’agit d’aller au front pour détruire des régimes politiques non démocratiques. Tout autant " formidables " sont les troupes soviétiques ou les partisans serbes luttant contre les nazis ; et il en est pareillement des patriotes irakiens groupés derrière Saddam Hussein, que les Occidentaux ont largement soutenu dans sa guerre contre le régime des mollahs du voisin iranien au cours des années 1980.
En revanche, les soldats français pendant la guerre d’Algérie ne sont plus que d’infâmes tortionnaires. C’est ce que tient à nous dire Guy Konopnicki : "En ce temps-là, les jeunes juifs de Paris s’engageaient radicalement contre le colonialisme français et son armée de tortionnaires." Les soldats serbes, refoulant les musulmans bosniaques ou Kossovars se sont eux aussi transformés en "bêtes sanguinaires" responsables d’immenses "charniers" humains. Ils seront donc bombardés par l’aviation américaine en 1999 dans une nouvelle opération "Juste cause". Quant aux soldats irakiens de Saddam Hussein, en 1991 ou en 2003, ils ne sont plus que des pions au service de la tyrannie que l’on peut vitrifier sans état d’âme.
Ainsi, on exaltera le patriotisme que lorsque celui-ci correspond aux intérêts de la politique planétarienne. Quand la cause paraît bonne, on arrachera leur drapeau des mains des patriotes occidentaux en chantant à tue-tête leur hymne national afin de les entraîner dans le conflit. Les intellectuels progressistes, toujours prêts à se mobiliser pour le pacifisme et la fraternité universelle, à signer toutes les pétitions pour les droits de l’homme, sont alors saisis par une frénésie belliciste qui envahit invariablement la presse et l’ensemble des médiats.
Cette attitude est directement le fruit du messianisme guerrier issu de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle. Ce sont ces idées libérales, qui ont engendré les mouvements de libération nationale tout au long du XIXe siècle, contre ce qu’il était d’usage d’appeler les "tyrannies", c’est-à-dire les régimes des monarques.
Les libéraux allemands, hongrois et autres Polonais chantaient la Marseillaise en 1830 ou en 1848, exaltant un patriotisme républicain de bon aloi. L’identité des peuples n’était alors plus incarnée en la personne du monarque couronné, mais dans la nation tout entière, dans le nouveau régime républicain auquel on aspirait et dans le peuple en armes au besoin, ce qui préfigurait déjà les grands massacres collectifs du XXe siècle.
Cependant, l’avènement du règne de la bourgeoisie et les affreuses injustices du capitalisme triomphant vont susciter la méfiance et l’hostilité du monde ouvrier à l’égard des idées libérales. Jamais en effet, les petites gens n’ont eu plus à souffrir qu’au cours de cette période, qui reste à jamais l’une des plus hideuses de l’histoire pour les humbles et les déshérités. Dans ces conditions, le socialisme était légitime. Mais le socialisme qui va finalement s’imposer ne sera pas celui de Proudhon, de Blanqui ou de Sorel, ce socialisme gaulois, imprégné du terroir, enraciné dans l’histoire et les traditions, mais celui de Karl Marx. Dès lors, et jusque dans l’entre-deux guerres, c’est le marxisme qui entretiendra la flamme du pacifisme et l’esprit universel hérité des Lumières : "Travailleurs de tous les pays, unissez-vous !
" Les libéraux, quant à eux, conserveront la flamme de l’esprit guerrier et patriotique des grands ancêtres, toujours prêts à mourir pour une "Juste cause".
[nbp : "Juste cause" était le nom donné à une opération de bombardement américain sur le Panama en 1990.]
L’idée planétarienne, on le voit, revêtait alors à la fois les habits du pacifisme militant et ceux du patriotisme guerrier. Elle était déjà, à ce moment-là, le " système ", et l’opposition au " système ".
Au début du XXe siècle, les concepts de pacifisme et de fraternité universelle étaient encore largement absorbés par la galaxie socialiste, à l’intérieur de laquelle les théories marxistes allaient s’imposer. Mais le marxisme était surtout vigoureux en Allemagne. A ce moment-là, la France ne connaissait le marxisme que sous une forme abâtardie (Jaurès était spirituellement plus près de Michelet que de Marx) ; le socialisme fabien anglais n’était pas du tout marxiste et, aux Etats-Unis, cette doctrine n’était l’affaire que d’une poignée d’immigrants juifs venus de l’Europe de l’Est. Le marxisme ne franchira vraiment le Rhin vers l’Ouest qu’après 1917.
Le courant anarchiste gardait alors une certaine vigueur, dans ses bastions italien, français, russe et surtout espagnol. Mais ce socialisme libertaire était tout à fait similaire aux principes du marxisme sur le plan de l’universalisme des idées : plus de religions, plus de frontières, plus de nations ; l’instauration d’une société mondialisée reste l’objectif terminal qui assurera enfin la paix universelle.
Il existait cependant encore au sein de la mouvance socialiste des courants travaillés par des instincts "de race" – terme très en vogue à l’époque – où l’antisémitisme n’était pas absent. En France, la haine de la République et de tout son arsenal idéologique était évidemment largement alimentée par l’exploitation éhontée des ouvriers et les féroces répressions qu’ils avaient eu à subir des gardiens de l’ordre démocratique. Les ouvriers se souvenaient des 30 000 des leurs tombés au cours de la répression de la Commune en 1871.
En de multiples occasions, sous Ferry ou Clemenceau, la République n’hésita jamais à faire tirer sur le petit peuple pour assurer l’ordre bourgeois, ce qui explique certaines rancœurs. Le 1er mai 1908, sur la place de la Bourse à Paris, le prolétariat révolutionnaire pendait haut et court l’effigie de Marianne la fusilleuse. "C’est l’acte le plus significatif de notre histoire depuis le 14 juillet", dira Charles Maurras dans L’Action française du 4 août 1908. De fait, les syndicalistes, derrière Georges Sorel et les "réactionnaires" se rapprochent, analysant leur opposition commune à l’hypocrisie bourgeoise et constatant les similitudes de leurs conclusions. C’est en 1911 que naîtra le cercle Proudhon, issu de la convergence de ces deux courants. La guerre de 1914 mettra un terme à cette expérience, et la tendance sorélienne du socialisme sera marginalisée en France par la suite, mais cette rencontre du nationalisme et d’un certain socialisme avait été une matrice idéologique de toute première importance, puisque c’est à partir de cette fusion que Mussolini formulera sa conception du fascisme, après s’être inspiré de l’exemple français.
Le deuxième grand bouleversement doctrinal de cette période a lieu en 1916. Cette année-là, Lénine publie sa plus importante contribution théorique au marxisme, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Comme les contradictions capitalistes énoncées par Marx étaient en passe, au début du siècle, d’être démenties à la fois par le cours de l’histoire et les conclusions qu’en tirait Bernstein sur l’amélioration du sort des ouvriers, Lénine produisit un nouvel ensemble de contradictions, à partir des données contemporaines. L’Impérialisme va devenir, pour l’époque moderne, l’équivalent du Manifeste de 1848. Le coup d’éclat de Lénine est d’adapter la théorie marxiste à la situation des pays arriérés. Pour Marx, en effet, c’était dans les sociétés industrielles européennes que les contradictions internes et fatales du capitalisme devaient apparaître. Lénine globalise ces contradictions : la course des puissances européennes au partage du monde par la colonisation, dit-il, ne pouvait que se terminer par une guerre entre camps impérialistes rivaux, et c’est de cette apocalypse que sortirait la révolution socialiste mondiale. Ainsi, la théorie léniniste situait la force motrice de la révolution non plus dans les luttes de classe internes mais dans la guerre entre nations. L’antagonisme entre les nations exploiteuses de l’Europe et les peuples colonisés, légitimait la lutte du prolétariat mondial pour sa libération. La théorie expliquait aussi pourquoi la révolution pouvait connaître un tel retard dans les sociétés avancées : les profits impérialistes leur permettaient de mettre à la tête du mouvement ouvrier une aristocratie ouvrière qui reniait sa base. Les marxistes isolés de la Russie arriérée étaient donc tout à fait fondés à prendre le pouvoir. La Russie, le maillon le plus faible du capitalisme, devenait ainsi, logiquement, le centre de la révolution mondiale.
La révolution bolchevique d’octobre 1917 allait soulever d’immenses espérances dans le monde entier.
[nbp : Fin octobre, pour le calendrier julien de Russie ; début novembre 1917 pour le calendrier grégorien en vigueur en Occident, avec un décalage de 13 jours.]