"En 1794 Saint-Just écrivait: 'Il y a quelque chose de terrible dans l'amour de la patrie, il est tellement exclusif qu'il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l'intérêt public'. Alors de telles paroles ne sonnaient que provocations. En 1914-1918 nul ne les trouverait singulières. En un peu plus d'un siècle le patriotisme révolutionnaire a fait la conquête des esprits. La grande Guerre marque l'apogée de son empire. Les Français ont accepté un million trois cent mille morts comme une chose normale, comme une chose due.
Le chef d'oeuvre a été d'obtenir le concours des nationalistes et des catholiques. Réduit à ses seules forces et à la propagande officielle ou soldée, le patriotisme révolutionnaire aurait eu beaucoup de mal à s'imposer, et très probablement les politiciens n'auraient pas réussi à faire accepter les morts. Mais ils ont bénéficié du concours des nationalistes et des catholiques, et ce concours a été décisif. La pensée nationaliste et la pensée catholique se sont engagées à fond dans la 'guerre du droit', et ont obtenu des familles le consentement que tous les politiciens réunis n'auraient jamais réussi à leur arracher, le plein consentement à l'immolation de leurs enfants. Nous disons 'plein consentement': les familles en effet n'ont pas seulement accepté la mort de leurs enfants, elles l'ont offerte en sacrifice à la patrie. Elles ont réalisé ainsi l'idéal du patriotisme révolutionnaire. C'est bien à cela que les politiciens républicains, héritiers des 'grands ancêtres' voulaient arriver, mais ils n'y seraient jamais arrivés sans les nationalistes et sans les catholiques.
Un renfort aussi massif, un appui aussi total étaient difficile à obtenir. Ils ont eu la très grande habileté de savoir les procurer. On peut parler de chef d'oeuvre. La trouvaille de génie a été 'l'Union sacrée'. Certes un grand travail de captation s'était déjà fait au cours du dix-neuvième siècle, et beaucoup de Français, avant que la guerre ne commence, étaient déjà convertis aux thèses du patriotisme révolutionnaire. Mais on pouvait craindre: leur conversion résisterait-elle au spectacle de la tuerie, et surtout à la mort de leurs propres enfants? L'Union sacrée verrouilla le système. Au nom de l'Union sacrée, il fut interdit de se plaindre, il fut ordonné de consentir. Sous peine d'être un mauvais Français. Ce fut une trouvaille plus ingénieuse et bien plus efficace que 'la Patrie en danger'.
Ainsi le patriotisme révolutionnaire triomphait, mais l'attachement à la France déclinait. Car en attribuant à la France les exigences de la patrie révolutionnaire, on la rendait haïssable. Comment s'attacher à un tel monstre? Les orphelins de la guerre - on les compte par millions - sont encore des enfants, mais ils protestent dans leurs coeurs: 'C'est cela votre France, disent-ils, cette idole inhumaine, avide du sang de nos pères, et pouvons-nous l'aimer?' Ils se trompent: la déesse cruelle qu'ils accusent est la patrie révolutionnaire, non la France. Mais comment le sauraient-ils? Nul ne pourrait le leur expliquer. La manipulation est parfaite."
Jean de Viguerie, Les Deux patries, Essai historique sur l'idée de Patrie en France, Dominique Martin Morin, deuxième édition revue et complétée, Mayenne 2004, p. 210-212.