Le christianisme est le fils, non de la tradition juive, mais de la pensée païenne. Il n'y a aucun doute à cet égard : c'est la conclusion à laquelle aboutit, comme Pierre Chaunu, J.T. Noonan, dans son traité Contraception et mariage (Paris, éd. du Cerf, 1969).
C'est ce qu'exprime aussi, de manière plus générale, Michel Meslin, directeur du département de science des religions à la Sorbonne, lorsqu'il écrit : "Le fondement critique et rationnel de la culture antique était indispensable à l'explication des dogmes chrétiens" (Histoire de l'Eglise par elle-même, introduction à l'Eglise antique, p. 22). Et lorsqu'il note que les catégories du stoïcisme servirent aux chrétiens pour expliquer jusqu'à la génération du Verbe, deuxième personne de la Trinité.
Comment s'étonner dès lors que, pour la chrétienté médiévale, dans ses plus hautes lucidités, le stoïcien Sénèque ait été une sorte de Père de l'Eglise ? Notamment pour les Cisterciens : la référence à Sénèque abonde dans l'"humanisme cistercien". Nous avons devant les yeux une de ces références dans un manuscrit cistercien de 1292, provenant très probablement du Collège Saint-Bernard, et riche d'inédits, que nous avons récemment retrouvé.
Notre citation de Michel Meslin et de son rattachement de l'explication chrétienne à la filiation païenne, particulièrement stoïcienne, rendra moins surprenant un autre aspect de cette filiation. Celui qui réfute le dernier point de la mise en cause de l'Eglise par les néo-paganisants : la prétendue destruction, par le christianisme, des élites naturelles de l'Empire romain, nouvelle forme du meurtre de la société antique.
Païens jusqu'au bout
Le christianisme n'a nullement détruit les élites païennes. Ces élites ont subsisté jusqu'à l'installation des Barbares dans l'Empire. Le montrait déjà il y a trois cent ans l'Histoire des oracles de Fontenelle (1687) copiant d'ailleurs l'Histoire nouvelle du chroniqueur antique Zozime et d'autres chroniqueurs du temps.
Dans le seconde moitié du IVe siècle, sous Valens en Orient et sous les Valentiniens en occident "des personnes de grande considération" continuaient à sacrifier aux dieux. A la fin du IVe siècle, sous Théodose, "tout le Sénat tenait encore pour le paganisme" et les Vestales habitaient toujours le "Temple de la Mère des dieux". A la même époque, le sénateur païen Symmaque était toujours préfet de Rome (384), puis consul (391). Saint Ambroise ayant dû combattre pour s'opposer aux initiatives de ce dernier en faveur du culte païen, nota dans la polémique qui s'ensuivit que les païens devaient être satisfaits de voir les places publiques, les portiques et les bains toujours remplis des statures de leurs dieux.
Le gouvernement de l'Empire était toujours assumé par des païens : avec Symmaque, son collègue sénateur Prétextat.
Lors même que Rome était assiégée par Alaric en 410, elle était encore pleine de statues païennes, puisqu'on les dépouilla ou fondit pour financer la défense, vaine on le sait. Pourtant, nulle part on ne voit de personnalité païenne défendre efficacement la société romaine contre les Barbares. Partout cette défense est assurée par les évêques qui seront ainsi les derniers représentants authentiques de la romanitas, de saint Aignan à Orléans, à saint Loup à Troyes, à saint Sidoine Apollinaire en Auvergne, au pape saint Léon à Rome.
Quel plus typique représentant de la romanitas de l'extrême fin de l'Empire que cet évêque de Gaule, Sidoine Apollinaire (432-489), lui qui n'a cessé de proclamer "Nôtre est César" ?
Là encore sous Julien
C'est que, comme le constataient les hommes entourant l'empereur Julien revenu au paganisme de 361 à 363, l'Empire romain n'était plus qu'une res publica exinanita, un Etat épuisé. Julien lui-même était parfaitement conscient que l'effondrement intérieur du paganisme en était la cause. Souverain pontife du culte païen, il écrit à Arsacius, pontife de Galatie, qu'il faut transporter dans le paganisme les vertus du christianisme : la charité pour les étrangers et les pauvres (en créant comme les chrétiens des hôpitaux), l'indépendance à l'égard des faveurs du pouvoir. Il faut que les prêtres païens s'abstiennent désormais de fréquenter les spectacles et les cabarets..., quittent les emplois bas ou infâmes, évitent de se montrer les suppôts des gouverneurs...
"La pensée païenne... a perdu tout dynamisme. La seule force intellectuelle agissante est le christianisme, qui s'impose dans tous les domaines. Toutes les valeurs sont révisées sous l'angle chrétien" (Jacques Pirenne, Grands courants de l'histoire universelle, le pôle syncrétisme de la pensée antique, Neuchâtel-Paris, 1959, t. I, p. 403).
Le pouvoir laïque lui-même, tel que modelé par le totalitarisme païen de Dioclétien, n'était plus que le fonctionnarisme sans âme d'un centralisme tatillon et aveugle. Toute collaboration entre le pouvoir et la population avait cessé. Les assemblées provinciales et les administrations des cités, autrefois composées d'élus locaux formant de véritables gouvernements autonomes, n'étaient plus que des réunions de fonctionnaires ou d'oligarques fonctionnarisés, les décurions.
Seule l'Eglise, dans ce désert politique et moral, maintenait la grande tradition de la romanité. Seuls les évêques étaient élus par le peuple, tout en assumant pleinement le pouvoir aristocratique. Les évêques étaient ainsi seuls véritables représentants des populations; le citoyen romain ne l'était plus que dans l'Eglise.
Or, par là encore, le christianisme n'était pas le fils de la tradition juive, de sa pensée institutionnelle embryonnaire réduite à un simpliste monarchisme racial. Le christianisme était de nouveau, dans toute sa stature sociale historiquement si féconde, le fils du meilleur de la pensée païenne. Et, de nouveau, le fils de la pensée stoïcienne. Jacques Pirenne l'a dit, avec une belle rigueur : "L'Eglise réalisa parfaitement l'organisation du pouvoir préconisé, depuis Sénèque, par les Stoïciens. Démocratique dans le recrutement du clergé et notamment des évêques, aristocratique dans la forme qu'elle se donnait en leur conférant le droit de légiférer et d'administrer, monarchique par sa hiérarchie qui donnait à l'évêque de Rome la prééminence." (ibid., p. 392).
Conclusion
L'Eglise était la haute-gréco-romanité, la seule capable de survivre, et elle le reste. La morale sexuelle stoïcienne, fait de civilisation essentiel, est toujours la sienne. Contre le laxisme de nouveau répandu en dehors d'elle.
L'organisation stoïcienne du pouvoir, largement en fait, entièrement en esprit, est toujours la sienne. Ses ennemis idéologiques sont toujours les adversaires de ses "pères" Sénèque, Platon, Aristote. Les peuples de la gréco-romanité, en Occident, sont toujours les siens.
Lorsque 'la Réforme' lui impose sa grande cassure, cherche à la ramener au 'pur biblisme', ce sont les peuples de la gréco-romanité qui lui restent inébranlablement fidèles, qui se refusent à la réduction à la seule tradition juive. La ligne de démarcation - on l'a cent fois remarqué - est, en gros, au coeur de l'Europe, la frontière même de la gréco-romanité, le limes antique joignant le Rhin au Danube. Un historien allemand le constate : "La réforme fait irruption dans la théologie platonicienne et aristotélicienne du Moyen Âge, tout comme les Germains barbares ont fait irruption dans la civilisation gréco-romaine" (Julius Schmidhauser, cité par Jean-Edouard Spenlé, La Pensée allemande de Luther à Nietzsche, Paris, 1934, p. 13, note 1).
Et Fernand Braudel, qui le cite, peut conclure : "Ce qui restait de l'Empire romain... aura bien mieux résisté au XVIe siècle qu'au Ve" (La Méditerranée à l'époque de Philippe II, Paris, 1966, t. II, p. 105). C'est qu'au XVIe siècle l'Eglise assumait elle-même, de toutes ses forces gouvenant socialement sans partage, la défense de la gréco-romanité philosophique et culturelle. La gentilité occidentale était entièrement passée au Christ. Le Saint-Esprit avait fait son oeuvre de "récapitulation". Il n'y avait plus de païens. Et les efforts des judéo-chrétiens de la mer latine en faveur de la Réforme, notamment en Espagne et en Italie ceux des Valdès, se brisaient sur le roc romain. La démonstration était sans faille. Elle continue !
Les Valdès, en Espagne, deux frères écrivains de qualité, chrétiens espagnols de naissance juive, célébrés aujourd'hui par les rares protestants ibériques. L'un, Alonso, écrivit un pamphlet contre la Papauté et tenta de pousser Charles Quint, dont il était le secrétaire principal, à ratifier la réforme de Luther et de Mélanchton. L'autre, Juan, linguiste, installa une pré-Réforme avancée à Naples, alors espagnole, après avoir été valet de chambre du pape Clément VII. L'Inquisition d'Espagne mit en garde contre leur influence, d'ailleurs très peu acceptée. Nous les connaissons bien pour avoir retrouvé d'importantes archives de leur famille.
Une autre démonstration convaincra d'un seul coup d'oeil, tout esprit impartial. La comparaison de trois cartes : celle de l'extension territoriale du christianisme aux IIIe et IVe siècles, celle des invasions barbares, et celle de l'Empire romain chrétien d'Orient au VIe siècle. Ces cartes se trouvent aussi bien dans les Grands courants de Pirenne, dans la Méditerranée dirigée par Braudel, dans l'Histoire de l'Eglise par elle-même de Loew et Meslin, dans le Grand Larousse encyclopédique, etc.
On constate immédiatement, par la comparaison de ces cartes, que les invasions barbares ont pénétré l'Empire romain là où il n'était pas christianisé.
Les Francs par les bouches du Rhin; les Alamans, Suèves, Burgondes, Lombards par le Rhin moyen; les Vandales, Ostrogoths, Wisigoths et Alains par le Danube moyen. On constate aussi que les invasions barbares n'ont été bloquées qu'à l'Est, devant le Bosphore, l'Egée et l'Asie mineure, seule partie de l'Empire romain massivement chrétienne au IVe siècle.
On constate encore, revenant à l'ouest, que la seule contre-attaque victorieuse de l'Empire romain, contre les Barbares, celle débouchant d'Orient sous Justinien, au VIe siècle, rétablit la romanité seulement dans les zones de christianisme majoritaire. L'Italie y compris, la Vénétie d'Aquilée, la Tripolitaine, le Maghreb carthaginois et numide, l'Andalousie, et la portion du Rif qui lui fait face où, fait frappant, la romanité chrétienne, à Ceuta, subsistera exactement jusqu'à la conquête musulmane de l'Espagne. Ce cheminement de la reconquête romaine, atteignant des extrémités géographiques apparemment aberrantes (quelle distance de Ceuta à Constantinople!) est révélateur. Il répondait à un appel, était une croisade. A la fin de l'Empire, l'authentique et volontaire romanité est bien la romanité chrétienne.
La plus longue vie historique de la romanité est celle de sa partie toute chrétienne, l'Empire de Byzance, qui dure un millénaire de plus que celle de sa partie majoritairement païenne (Ve-XVe siècle) l'Empire d'Occident. Un Empire de Byzane profondément romain, jusque dans ce qui était a-chrétien, puisque nous lui devons la codification définitive du droit romain, cette essence a-chrétienne de Rome.
Que cet empire de Byzance fût de plus en plus grec tout en restant romain (les Ottomans appelaient les Byzantins les Roms), avec un sens du mystère, de la transcendance et de la joie eschatologique plus vivement présent que dans la chrétienté latine, très rationnelle, ne fait que renforcer encore la démonstration. La Grèce et Rome, ces deux colonnes de la tradition antique, peuplaient librement de leurs traditions particulières l'espace de la basilique chrétienne, leur commune demeure.
Aujourd'hui, encore qu'est-ce que le prestige mondial du pape. Le souverain Pontife (titre romain païen), ce prestige incarné par Jean-Paul II et à présent Benoît XVI ? Sinon, de la part du Christ, le prestige de l'aristocratie morale qu'appelaient de leurs voeurs les pythagoriciens grecs, et le prestige de la monarchie du plus digne, quelle que soit sa race, à laquelle aspiraient les stoïciens gréco-romains ? Des prestiges toujours soutenus par la rigueur romaine. L'avenir de notre monde devra certainement beaucoup à ces valeurs divinement confluente d'une symbiose bimillénaire.
Source : Jean Dumont, L'Eglise au risque de l'histoire, préface de Pierre Chaunu de l'Institut, Editions de Paris, Ulis 2002, p. 47-52.
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