Grand reporter au Figaro, Renaud Girard était l'invité de Pierre Gentillet, président du Cercle Pouchkine qui œuvre à l'amélioration des relations franco-russes. L'auteur de "Quelle diplomatie pour la France" a donné à cette occasion une conférence intitulée :"L'idéologie néo-conservatrice et la politique étrangère française". TV Libertés s'est rendue sur place pour interroger Renaud Girard.
Extrait :
"L'idéologie néo-conservatrice, qui vient au départ de la gauche américaine (le sénateur Jackson), c'est l'idéologie portée par des hommes comme Bill Cristol, Robert Kaplan, Paul Wolfowitz, Richard Perle. Cette idéologie considère qu'il n'y a rien de plus important que la démocratie et la justice et que donc il faut la répandre au monde entier, quitte à devoir employer les armes pour ce faire, alors que les réalistes, les metternichiens, les kissingériens, pensent que la paix est supérieure aux droits de l'homme, la justice ou à la démocratie. C'est comme cela que l'on peut définir les néo-conservateurs.
[...] A la base, cette idéologie n'est pas celle de la république française (mais elle a fini par s'y imposer), celle du général de Gaulle en 1959 ('la France n'a pas d'amis mais n'a que des intérêts') et 1964 avec la Chine ('il faut prendre les réalités telles qu'elles sont'), c'est une politique réaliste et pas moralisatrice. Et le néo-conservatrice ne se trouve pas dans les gènes de la politique étrangère française. Petit à petit nous avons pris des postures morales en nous alignant sur les Etats-Unis..., des postures moralisatrices, donneuses de leçons, comme sur la Syrie par exemple, où nous avons rompu pour des raisons morales nos relations diplomatiques avec Damas, alors que nous avions beaucoup investi sur ce régime (puisque nous avions reçu sur les Champs-Elysées en 2008 Bachar el Assad), et ensuite nous avons fermé l'ambassade, nous privant ainsi d'un instrument d'influence sur le régime syrien, et cela va nous faire défaut au moment des attaques terroristes en France...
[...] Les grands moments de la diplomatie française, c'est juste le contraire de l'idéologie néo-conservatrice, le grand moment de ce refus par la France de ce rêve du Moyen-Orient démocratique que brandissait les néo-conservateurs autour de W. Bush, c'est le discours de de Villepin de février 2003 aux Nations-Unies. Ca c'est une grande initiative française qui nous a coûté très cher puisque les Américains avaient dit 'Nous allons oublier les Russes, pardonner aux Allemands, et punir les Français'. Il y a eu alors un glissement où l'on a vu sous Sarkozy et Hollande une politique émotionnelle, moraliste, moralisante avec Kadhafi le méchant qu'il faut aller tuer en Libye. [...] Je suis allé plusieurs fois en Libye et en Irak après les interventions occidentales et je peux vous dire que je ne trouvais pas une seule mère de famille qui ne regrettait pas le système ancien. Parce que c'est vrai que personne n'aime la dictature politique, mais il y a pire que la dictature c'est l'anarchie, et il y a pire que l'anarchie c'est la guerre civile. Et il y a une troisième chose, en attaquant Kadhafi nous n'avons pas ménagé à moyen et long terme les intérêts de la France. Toute la bande sahélienne a été déstabilisée, tous nos alliés sont déstabilisés et Kadhafi avait tous les torts du monde mais il avait trois qualités. La première, il combattait les islamistes de manière farouche, la deuxième est qu'il avait accepté de coopérer avec l'Europe pour combattre les trafiquants d'êtres humains. Il avait même accepté tout un réseau de radars qui coopérait avec sa police qui repérait toutes les embarcations de trafiquants d'êtres humains que les Libyens allaient détruire grâce aux radars fournis par l'Union européenne. Et ce sont nos hélicoptères d'attaque qui ont détruit ces radars fournis et payés par le contribuable français ! Et Kadhafi avait lui-même abandonné son programme nucléaire. Il avait même contacté les services secrets britanniques et américains pour leur donner le réseau de trafic de matières nucléaires du pakistanais Abdel kader Khan, le père de la bomba pakistanaise, qui vendait des centrifugeuses et d'autres équipements nucléaires un peu partout. Et à cause de Kadhafi ce trafic a été stoppé. Alors en le tuant, parce que c'est l'aviation française en fait qui a bombardé son convoi et qui l'a pratiquement tué [1], la France a donné un message très clair à Kim Jong-Un le dictateur nord-coréen disant 'n'abandonne jamais tes armes nucléaires parce que tu ne peux jamais faire de deals avec les Occidentaux, ils finiront par te tuer !'... Et ce message Kim Jong-Un l'a compris cinq sur cinq.

[...] Je crois que la France s'est ridiculisée lorsque le président Hollande nous expliquait qu'on allait faire la guerre contre Bachar el Assad, en septembre 2013. (NdCR. dans des circonstances humiliantes où le vote négatif des députés britanniques et le désistement surprise d'Obama avait laissé François Hollande seul en rase en campagne en Syrie !...) et donc nous allions faire la guerre au méchant Bachar el assad avec les Américains et les Britanniques... Et puis nos alliés Anglais et Américains ont changé d'avis... La Chambre des Communes a refusé à Cameron le droit de faire la guerre, et Obama a commencé à atermoyer, disant qu'il allait consulter le Congrès !... Et là, il y a eu un accord qui s'est fait à Genève directement entre les Américains et les Russes (c'est l'accord Lavrov-Kéry) sans que même la France n'ait été invitée ! La France devenue les petits supplétifs des Anglo-Saxons n'est même pas à la table des négociations sur le problème syrien. Et donc on est resté tout seul...
Si les raisons qui nous poussaient à faire la guerre, explique Renaud Girard, étaient si bonnes que cela, il fallait les continuer ! Ce n'est pas parce que les Anglais et les Américains changent d'avis, pourquoi la France changerait-elle d'avis si elle avait de si bonnes raisons de faire la guerre à la Syrie ? Là il y a quelque chose qui cloche profondément ! Ou bien, vraiment il fallait faire la guerre et il fallait y aller. Alors pourquoi Hollande n'a pas fait la guerre tout seul ? Parce qu'il s'est dit peut-être qu'administrer tout seul la Syrie je ne saurais pas très bien faire. Les Américains n'ont déjà pas su le faire très bien en Irak ! Alors il faudra un jour lui demander pourquoi un jour il veut faire la guerre à la Syrie et le lendemain il ne veut plus la faire ? !
je pense que Laurent Fabius a eu une posture très néo-conservatrice et moralisatrice quand en 2013 il a voulu que ne soit pas invité l'Iran à la Conférence sur la Syrie de Genève et je crois que la Norvège était invitée ! Et moi j'ai été le trouver et je lui ai dit: Mr le ministre il faut prendre les réalités telles qu'elles sont : si vous n'invitez pas l'Iran à la conférence de Genève, jamais vous n'arriverez à faire la paix, c'est impossible puisque l'Iran est le principal partenaire stratégique de la Syrie. Donc il faut prendre les réalités telles qu'elles sont.
Et effectivement, oui, Laurent Fabius m'a paru être le tenant d'une posture morale, moralisatrice.
[...]
(Aujourd'hui), le président Emmanuel Macron s'en éloigne (de cette idéologie néo-conservatrice), il y a même un tournant à 180 degrés. J'en veux pour preuve le fait qu'il ait invité Poutine à Versailles pour le 300e anniversaire des relations diplomatiques, alors que Hollande n'était pas allé à la célébration de la victoire du 9 mai 1945. [...] (Du point de vue de la diplomatie française) je pense que oui il y a aujourd'hui un sans faute d'Emmanuel Macron en politique étrangère."
Notes
[1] Dans un article du 20 octobre 2011, le journal Le Monde a donné cette information: "[L]e convoi "de plusieurs dizaines de véhicules" dans lequel se trouvait Mouammar Kadhafi a été bombardé par les forces de l'OTAN non loin de Syrte. Le ministre de la défense français, Gérard Longuet, a indiqué que l'aviation française avait identifié et "stoppé" la colonne dans laquelle se trouvait Kadhafi, mais précise que les tirs ne l'ont pas détruite. Les tirs français auraient divisé la colonne, et une fraction des véhicules aurait ensuite affronté des hommes du CNT. Les Etats-Unis ont assuré qu'un drone avait également participé à l'opération." [Le Monde] Autrement dit, Kadhafi, a été blessé lors du bombardement par des avions français et de drones étasuniens prêtés à l’OTAN, puis récupéré sur le sol par les alliés islamistes des forces étrangères à la Libye..., avant d’être lynché puis abattu d’une balle dans la tête comme dans les pires dictatures, sans aucune forme de procès..., sans aucun respect pour les règles humanitaires sur les conflits armés de la Convention de Genève 1949.
Le président russe Vladimir Poutine s'était indigné des images qui passaient en boucles dans les médias occidentaux : "La quasi-totalité de la famille de Mouammar Kadhafi a été tuée. Son corps a été exposé sur toutes les chaînes de télévision du monde. Il était impossible de regarder ces images sans écœurement. Il est tout ensanglanté, blessé, encore vivant, puis achevé (...) et on exhibe tout ça sur les écrans."
Une demi-décennie après la chute et la mort de Kadhafi, le chaos continue de régner en Libye. L'organisation Etat islamique s'est implantée. "L’organisation terroriste Daesh et le grand nombre de milices islamiques présentes à travers le territoire compliquent la sortie de crise", écrit aujourd'hui RT dans un article consacré au fils de Kadhafi, qui pourrait se présenter à la prochaine élection libyenne en mars 2018.
Des réseaux de passeurs se servent des côtes libyennes pour envoyer des dizaines de milliers de migrants vers une traversée périlleuse de la Méditerranée à destination de l'Europe...(Source: Rapport parlementaire britannique critique sur l'intervention en Libye)
De ce point de vue l'intervention néo-conservatrice de Nicolas Sarkozy en Libye est une catastrophe.
En 2011, l'historien Bernard Lugan écrivait : "L’aveuglement et la bêtise n’ont d’ailleurs pas de limites car, depuis plusieurs décennies, au nom des « droits de l’Homme », religion-vérité postulée universelle, les « Occidentaux » n’ont cessé de faire fausse route dans le monde arabo-musulman où ils ont préparé la voie à l’anarchie et à l’islamisme !"
Add. 24 décembre 2018. Inutile de le préciser, le lecteur qui nous suit régulièrement l'aura compris, ce que recouvre cette "idéologie néo-conservatrice" qui "considère qu'il n'y a rien de plus important que la démocratie et la justice et que donc il faut la répandre au monde entier, quitte à devoir employer les armes pour ce faire", est ce que nous dénonçons régulièrement sur ce blog, comme la mentalité caractéristique des révolutionnaires de 1789, et de tous les révolutionnaires depuis, pour qui la fin sanctifie les moyens..." Ce qui est faux et a pu amener aux pires totatitarismes.
Lire : Contre le Nouvel Ordre mondial : en finir avec la révolution (IIe partie)
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