Une fois n'est pas coutume, pour paraphraser le dicton "le diable porte Pierre", il arrive que le journal Le Monde porte Pierre ! Pour l'innovation technologique, c'est là aussi le "ni gauche ni droite" et la sortie des systèmes idéologiques qui ouvre de véritables alternatives, radicales..., le "pur libéralisme" a montré ses limites au plan économique.
Vers une stagnation de l’innovation
http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/08/16/vers-une-stagnation-de-linnovation/
Et si, loin de vivre une explosion d'innovations, nous nous trouvions plutôt dans une phase de blocage ? Car s'il est vrai que nous assistons aujourd’hui à une multiplication des usages, ainsi qu'à un raffinement et une simplification de technologies déjà existantes (smartphones, web 2, etc.) les véritables innovations de rupture tardent finalement à se manifester.
Nous avons déjà abordé le sujet à propos de Neal Stephenson. Pour lui, nous nous trouvons face à un déficit de l'imagination, dont les auteurs de science-fiction sont en partie responsables. Richard Jones, lui, envisage la question sous un angle plus économique et politique.
La technologie futuriste, Richard Jones, il connait. Entre 2007 et 2009, il fut "senior strategic advisor" au conseil de la recherche britannique. Il ne fait pas partie du clan des utopistes de la nanotechnologie et se montre plus que sceptique quant à la vision "radicale" évangélisée par Eric Drexler et ses disciples, qui voyaient dans la nanotechnologie la possibilité de fabriquer des "assembleurs universels" capables de fabriquer tout et n'importe quoi à partir de rien. Cela ne signifie pas pour autant qu'il figure parmi les sceptiques indécrottables refusant toute innovation d'importance dans ce domaine. Au contraire, dans son livre Soft Machines il défend l'idée selon laquelle une "bionanotechnologie", basée sur l'eau et le carbone, pourrait avoir des conséquences tout aussi révolutionnaires que les rêves d'assembleur universel défendus par Drexler.
Bref, Jones possède à la fois l'esprit critique et audacieux qui lui donne la compétence de discuter du sujet.
Le "modèle Wired", une fausse vision de l'évolution technologique ?
Dans un post sur son blog, Jones analyse ainsi la vision actuelle de la technologie (vision wired, Ndlr.), telle que la défend notamment Kevin Kelly dans son essai What Technology Wants, qu'il nomme d'ailleurs une vision Wired du monde, en référence bien sûr au magazine dont Kevin Kelly fut longtemps le rédacteur en chef. Cette vision se caractérise selon lui par une conception essentiellement darwinienne de l’évolution technologique : celle-ci se développe spontanément, selon ses propres règles, de manière incontrôlée (Out of Control est d’ailleurs le titre du premier ouvrage de Kevin Kelly). Jones y voit une application des théories de Friedrich Hayek, l'un des principaux penseurs de ce qu'on a appelé "l’école autrichienne", aux origines du néolibéralisme. Pour Hayek, la connaissance (qui, rappelle Jones, ne se limite pas à la connaissance scientifique, mais englobe tous les savoirs tacites et implicites) est distribuée chez tous les membres d'une population, et il est par conséquent impossible de recourir à des experts pour développer un contrôle de la société puisque, par définition, ils ne peuvent à eux seuls représenter cette connaissance distribuée. Conséquence, pour Hayek, seul le marché s'avère capable de gérer au mieux cette information répartie. C'est tout simplement une formulation moderne de la "main invisible" d'Adam Smith. Pour Jones, le monde selon Wired applique les thèses de Hayek à la technologie. Ainsi, "nous sommes conduits à penser que le développement technologique est plus efficace si nous permettons simplement à beaucoup d'entrepreneurs créatifs d'essayer les différentes façons de combiner des technologies distinctes et d'en développer de nouvelles sur la base de la connaissance scientifique existante (...). Quand les innovations résultantes sont présentées au marché, celles qui survivent sont, par définition, celles qui répondent le mieux aux besoins humains."
Jones oppose deux objections à ce raisonnement. Le premier, bien connu, est d'ordre moral : les plus riches ont le plus de poids dans cette décision répartie. Son autre critique tient au fait que, selon lui, cette vision "darwinienne" est tout simplement historiquement fausse.
Dans le reste de son post, Jones donne plusieurs exemples où l'innovation radicale est avant tout le produit de décisions venant d'un Etat fort. Et même, il faut le reconnaître, d'un complexe militaro-industriel. Ainsi, en Allemagne au début du XXe siècle, le procédé Haber-Bosch pour fixer l'azote fut adopté par la compagnie chimique BASF. "Il est difficile, explique Jones, de trouver une innovation ayant autant changé le monde. La moitié de la population actuelle n’existerait pas s'il n'avait pas eu le développement considérable de la productivité agricole entraînée par l'usage d'engrais artificiels". Dans l'élaboration de cette technique, l’Etat allemand s'est montré très actif : la mise au point du procédé a coûté 100 millions de dollars de l'époque (ce qui correspondrait à un milliard aujourd'hui), la moitié fournie par le gouvernement. Les raisons de l'investissement ce dernier n'avaient rien de philanthropique. Il s'agissait d'utiliser cette découverte pour mettre au point des explosifs ! Et, bien entendu, il y a les ordinateurs, l'internet, les semi-conducteurs... Rappelons aussi qu'aux Etats-Unis, une bonne partie des recherches en neurosciences est soutenue par la fameuse DARPA...
Vers une panne de l'innovation "de rupture"
[...] Pour Jones, l'adoption généralisée d'une conception "hayekienne" du progrès technologique pourrait donc amener à une stagnation de l'innovation Cela pourrait signifier que "nous serons moins adaptés aux chocs brutaux, moins capables d'anticiper le futur", à une époque où les crises démographiques, énergétiques et climatiques appelleraient au contraire plus d'innovation "radicale"...
Certes, ce constat pose plus de questions qu'il n'en résout. Jones le remarque lui-même, personne ne voudrait un retour à un gouvernement fort, aux motivations dirigées vers la guerre ou l'armée. D'un autre côté, le "pur libéralisme" a montré ses limites au plan économique. Jason Pontin, le rédacteur en chef de la Technology Review dressait le même constat récemment et terminait dans la même ambiguïté.
Les "modèles alternatifs", open source, constituent-ils une alternative à la fois au libertarianisme entrepreneurial effréné et au dirigisme gouvernemental ? Si l'explosion de la fabrication personnelle, de la diybio et du logiciel libre est encourageante (et n'est pas forcée de tenir compte de la "bottom line" comme le ferait une entreprise, permettant une réflexion à plus long terme), force est de reconnaître que, par bien des côtés, elles continuent à suivre ce modèle Wired d'une technologie qui se développerait de façon distributive et incontrôlée. Elles tirent profit de la recherche fondamentale, mais y contribuent peu. Ces nouveaux modèles pourront-ils se développer au point de recevoir des aides économiques susceptibles de favoriser un jour une innovation radicale ?
Rémi Sussan
Source: http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/08/16/vers-une-stagnation-de-linnovation/ via
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