S’interrogeant sur la façon dont nos pères étaient parvenus, sans secousse et efficacement, à l’acquisition de leurs libertés civiles au Moyen Age, Charles Barthélemy, invoquant les historiens parmi les plus éminents tels François Guizot, Augustin Thierry, Benjamin Guérard ou encore Louis Blanc, nous offre un tour d’horizon du rôle fondateur et, contrairement à une idée reçue, très populaire, exercé dès les premiers siècles de la monarchie par une Église dont les évêques, assurant de hautes fonctions administratives au sein de l’Etat, œuvrèrent alors au profit des intérêts moraux et matériels du peuple
C’est au Ve siècle et à l’avènement de Clovis au trône des Francs que nous prenons le premier anneau de la civilisation dans notre pays ; mais ici jetons un rapide coup d’œil sur l’état de la société romaine à cette époque : quelle profonde décadence ! Les classes aristocratiques périssaient, prodigieusement réduites en nombre, sans influence, sans vertu. Quiconque, dans leur sein, possédait quelque énergie, quelque activité morale, entrait dans le clergé. Il ne restait réellement que le menu peuple romain, plebs romana, qui se ralliait autour des prêtres et des évêques, et formait le peuple chrétien.
C’est dans l’Église et dans son organisation, dès le Ve siècle, qu’il faut chercher le germe et l’idéal de ces libertés nécessaires qui allaient se réaliser successivement avec son concours, et à son exemple. Dans son Histoire de la civilisation en France, François Guizot écrit : « Les deux grandes garanties de la liberté dans une société quelconque, l’élection d’une part et la discussion de l’autre, existaient, en fait, dans la société ecclésiastique du Ve siècle... réelles et fortes, à la fois cause et témoignage du mouvement et de l’ardeur des esprits. Maintenant, mettez cet état de la société religieuse à côté de l’état de la société civile que j’ai essayé de peindre. Je ne m’arrêterai pas à tirer les conséquences de cette comparaison ; elles sautent aux yeux. Je les résumerai en deux traits.
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« Dans la société civile, point de peuple, point de gouvernement ; l’administration impériale est tombée, l’aristocratie sénatoriale est tombée, l’aristocratie municipale est tombée ; la dissolution est partout ; le pouvoir et la liberté sont atteints de la même stérilité, de la même nullité. Dans la société religieuse, au contraire, se révèle un peuple très animé, un gouvernement très actif. La liberté est réelle et le pouvoir aussi. Partout se rencontrent, se développent les germes d’une activité populaire très énergique et d’un gouvernement très fort. C’est, en un mot, une société pleine d’avenir puissant et fécond. »
Après ce double et saisissant tableau des deux sociétés du Ve siècle, si dissemblables, l’une – la civile et la païenne – qui s’en va en morceaux, l’autre – la religieuse et la chrétienne – qui ouvre son âme à une vie nouvelle et forte, Guizot résume ainsi et la situation et la question de la civilisation qui s’en va sans retard, et de celle qui surgit, pleine d’une fécondité sereine : « Le christianisme, dit-il, a été une révolution essentiellement pratique, point une réforme scientifique, spéculative. Il s’est surtout proposé de changer l’état moral, de gouverner la vie des hommes, et non seulement de quelques hommes, mais des peuples du genre humain tout entier. »
C’est principalement dans la préface ou le prologue de la vieille loi salique que l’on saisit, sous une forme épique pleine d’éloquence, le sens véritable et radical (qu’on nous permette cette expression) du programme de l’Église catholique, présidant à la fondation de la liberté dans notre pays de France. En voici un extrait :
« La nation des Francs, illustre, ayant Dieu pour fondateur, forte sous les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d’une blancheur et d’une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat ; depuis peu convertie à la foi catholique, pure d’hérésie ; lorsqu’elle était encore sous une croyance barbare, avec l’inspiration de Dieu, recherchant la clef de la science ; selon la nature de ses qualités, désirant la justice, gardant la piété. La loi salique fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce moment commandaient chez elle...
« Vive le Christ, qui aime les Francs ! qu’il garde leur royaume et remplisse leurs chefs de la lumière de sa grâce ! qu’il protège l’armée, qu’il leur accorde des signes qui attestent leur foi, la joie de la paix et la félicité ! que le Seigneur Jésus-Christ dirige dans les voies de la piété les règnes de ceux qui gouvernent ! car cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains, et qui, après avoir reconnu la sainteté du baptême, orna somptueusement d’or et de pierres précieuses les corps des saints martyrs que les Romains avaient brûlés par le feu, massacrés, mutilés par le fer, ou fait déchirer par les bêtes. »
On le voit, fidèle au précepte de son divin fondateur, le christianisme transformait les lois des barbares, en les vivifiant de son souffle et tournant vers les grandes choses l’activité indomptable, jusque-là mal dirigée, des peuples nouveaux qu’il accueillait dans son sein. Le premier fondement de la civilisation et par conséquent de la liberté des peuples résulte d’un fait essentiel. Selon Guizot, « ce fait, c’est l’unité de l’Église, l’unité de la société chrétienne, indépendamment de toutes les diversités de temps, de lieu, de domination, de langue, d’origine. Singulier phénomène ! c’est au moment où l’Empire romain se brise et disparaît, que l’Église chrétienne se rallie et se forme définitivement. L’unité politique périt, l’unité religieuse s’élève.
« Fait glorieux et puissant, qui a rendu, du cinquième au treizième siècle, d’immenses services à l’humanité. L’unité de l’Église a seule maintenu quelque lien entre des pays et des peuples que tout d’ailleurs tendait à séparer ; du sein de la plus épouvantable confusion politique que le monde ait jamais connue, s’est élevée l’idée la plus étendue et la plus pure, peut-être, qui ait jamais rallié les hommes, l’idée de la société spirituelle ; car c’est là le nom philosophique de l’Église, le type qu’elle a voulu réaliser. »
L’influence du clergé dans l’État, sous les anciens rois de France, est un fait incontestable ; les preuves en éclatent à toutes les pages de notre histoire. « Les principes consolants et la morale bienfaisante du christianisme, ses doctrines démocratiques et libérales, devaient concilier aux prêtres qui les enseignaient le respect et l’amour des peuples ; l’organisation de l’Église, sa hiérarchie, sa discipline, la tenue de ses conciles généraux et particuliers, la richesse de ses revenus et de ses aumônes, lui assuraient un ascendant considérable dans la société. » Ainsi s’exprime l’historien Benjamin Guérard, dans sa préface du Cartulaire de l’église Notre-Dame de Paris, publié en 1850.
Guérard était loin d’être un « clérical » ; mais ses recherches et sa science approfondie du Moyen Age, étudié par lui aux sources, l’ont amené à tracer du rôle de l’Église dans la civilisation française et dans la conquête des droits et des libertés des citoyens un tableau d’une grande largeur de vues d’un grand intérêt. Le clergé n’eut une si grande influence sur les masses comme sur les individus que parce qu’il se montra d’abord et resta populaire dans la meilleure et la plus sympathique acception de ce mot, tant profané depuis, écrit Charles Barthélemy dans Erreurs et mensonges historiques ; c’est dans l’Église et par les actes du clergé, non moins que par sa voix, que furent promulgués et mis en pratique les grands principes de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Outre le pouvoir, la considération et la vertu – qui sont déjà de grandes sources de popularité pour une institution –, le clergé offrait aux masses une puissante garantie pour leurs intérêts, mieux encore, un rôle à jouer en personne, une place où elles se sentissent à elles et chez elles. C’est là surtout la clef de l’histoire du peuple en France pendant les cinq premiers siècles de la monarchie mérovingienne, dont on ne peut vraiment connaître l’histoire que par l’histoire même du culte, des institutions et des usages de l’Église. Les intérêts et les passions – ces deux grands leviers de toute société à ses débuts – s’agitaient alors dans l’Église et dans ses temples ; c’était là que se trouvaient le mouvement et la vie ; là se montrait et se révélait le peuple, c’est-à-dire la majorité de la nation.
Benjamin Guérard affirme qu’ « au moment de la conquête des Gaules par les Francs, le peuple romain avait perdu sous les empereurs à peu près tous ses droits politiques ; il était gouverné despotiquement. Les libertés municipales elles-mêmes étaient devenues souvent plus onéreuses que la servitude, et les magistrats désertaient la curie, en même temps que les citoyens abandonnaient la cité... L’autorité centrale et l’autorité locale expiraient en même temps ; enfin l’ordre civil périssait tout entier. La religion chrétienne, au contraire, après s’être répandue dans toutes les provinces de l’Empire, était déjà florissante. Toute ville gauloise que décorait le titre de cité avait son évêque, et les villes secondaires ainsi que les bourgs possédaient des églises et des prêtres subordonnés ; la hiérarchie et le pouvoir ecclésiastique étaient constitués partout, et la nouvelle société religieuse était assise sur des bases aussi larges que solides.
« Ce fut alors que le peuple, dépossédé depuis longtemps de sa tribune et de ses comices, éloigné de la curie, privé dans l’Occident de protection et de magistrats ; opprimé, dépouillé, persécuté, exclu de partout et ne possédant plus rien d’assuré dans l’État, chercha refuge dans l’Église, et déposa entre les mains des prêtres son gouvernement, ses affaires et tous ses intérêts. Voilà pour ce qui concerne les Gallo-Romains. Quant aux Francs de Clovis, tout le monde sait qu’au lieu de piller les églises et les monastères, comme firent plus tard les Danois et les autres peuples du Nord, ils respectèrent en général assez bien ce qui appartenait au clergé, et qu’à leur approche on ne vit pas, comme au IXe et au Xe siècle, les prêtres emporter les objets de leur culte... Bientôt même les Francs se firent chrétiens, et l’Évangile ne compta plus que des adhérents chez les vainqueurs et chez les vaincus. »
La population, une fois entrée dans l’église, y trouva tout ce qui pouvait l’y retenir et l’y captiver. La pompe des cérémonies religieuses amenait la foule au pied des autels et servait souvent à la conversion des Barbares – la reine Clotilde, femme de Clovis, fit orner l’église de tapisseries, pour le baptême de son premier enfant, afin d’amener plus facilement à la foi, par ce spectacle, le roi son époux, que la prédication ne pouvait fléchir, explique Grégoire de Tours. Mais, outre que le peuple était attiré dans l’église et vers les ministres de la religion par les cérémonies du culte et leur touchante magnificence, on le voyait se porter de lui-même dans les temples pour d’autres motifs encore que ceux de la piété, et voilà pourquoi – comme on va bientôt le comprendre – les institutions ecclésiastiques non moins que le culte contribuaient à la popularité du clergé.
L’Eglise se prêtait complaisamment aux penchants, aux mœurs, à l’esprit, aux besoins des populations et savait se départir à propos en leur faveur de son austérité et même de sa gravité. Les ventes, les donations et tous les actes publics ou privés des citoyens étaient passés et mis en écrit dans les églises. C’était au coin de l’autel que les affranchissements étaient célébrés ; de manière que le serf, après avoir trouvé dans le temple un asile contre la colère de son maître, venait encore y recevoir le bienfait de la liberté. Les églises servaient d’archives publiques. On allait donc au temple non seulement pour les offices, mais pour ses affaires ; c’était à la fois pour le peuple son forum et son hôtel de ville.
Ici nous abordons une question sur laquelle on a beaucoup écrit, un usage que trop à la légère on a flétri du nom d’abus, mais qu’il importe d’éclaircir pour en chercher le vrai sens et la portée profonde ; nous avons indiqué le droit d’asile, que les églises avaient hérité de l’antiquité la plus reculée et que le clergé se montra toujours si justement jaloux de leur conserver. L’asile, d’après la loi de l’empereur Théodose le Jeune (23 mars 431), comprenait non seulement l’intérieur du temple, mais encore toute l’enceinte du lieu sacré, dans laquelle étaient situés les maisons, les galeries, les bains, les jardins et les cours qui en dépendaient. Le droit d’asile dans les églises fut confirmé par les rois des Francs et par les conciles.
Ceux qui se réfugiaient dans les asiles étaient placés sous la protection de l’évêque, devenu pour ainsi dire responsable des violences qui leur seraient faites. Les voleurs, les adultères, les homicides même n’en pouvaient être extraits, et ne devaient être remis aux personnes qui les poursuivaient qu’après que celles-ci avaient juré sur l’Évangile qu’elles ne leur feraient subir ni la mort, ni aucune mutilation. L’esclave réfugié n’était rendu à son maître qu’autant que celui-ci faisait serment de lui pardonner.
« Dans ces temps barbares, où l’offensé se faisait lui-même justice, où souvent une vengeance terrible et prompte suivait un tort assez léger, où la force était la loi de tous et les sentiments d’humanité affaiblis et même éteints dans le cœur du plus grand nombre, il était bien que l’Église pût accueillir et mettre en sûreté chez elle le malheureux qui venait lui demander un refuge, afin de donner à la colère le temps de se calmer, ou de soustraire le faible et le pauvre à l’oppression de l’homme puissant. Les asiles, qu’elle tenait continuellement ouverts, étaient moins souvent alors des remparts pour l’impunité que des abris contre la persécution. »
Cette remarque de Benjamin Guérard dans la préface de son Cartulaire est très judicieuse ; il aurait pu insister, en même temps, sur l’horreur de l’Église pour le sang – horreur qui, chez-elle, allait si loin qu’elle faisait tous ses efforts pour arracher à la peine de mort des coupables qu’au XXe siècle l’échafaud réclamait encore – tels que les homicides. Les asiles étaient cependant quelquefois violés ; mais il était rare qu’ils le fussent impunément, et qu’un pareil sacrilège ne soulevât pas contre ses auteurs le clergé et la population. Presque toujours ces lieux offraient, de fait aussi bien que de droit, une parfaite sûreté, même aux plus grands coupables, même à ceux que poursuivait la vengeance des rois.
Saint Grégoire de Tours, menacé de la colère de Chilpéric et de Frédégonde, s’il ne chassait le duc Gontran-Boson et le prince Mérovée de la basilique de Saint-Martin, résista d’une manière énergique à toutes les menaces ; il aima mieux voir sa ville et tout son diocèse pillés, dévastés, mis à feu par l’armée royale, que de porter atteinte à l’asile du saint évêque. « Ainsi, l’autorité civile venait expirer devant un tombeau, et le pouvoir d’un saint était plus fort et plus populaire qu’aucun pouvoir de l’État. Le peuple, témoin de cette suprématie, qu’il assurait par son concours, se glorifiait de sa force dans celle de ses prêtres et de ses libertés dans les institutions de l’Église », explique Guérard dans Du droit d’asile, thèse publiée en 1837.
Autre source de popularité pour l’Église et de protection pour le peuple : les fonctions publiques, l’enseignement et les lettres étaient entre les mains du clergé. L’Église – c’est un fait incontestable et incontesté – fut, non seulement sous les Mérovingiens et les Carolingiens, mais encore longtemps après, le seul dépôt des lettres et des connaissances dans la société. Cet avantage augmentait l’influence que le clergé avait d’ailleurs, dans l’État, et lui assurait la possession d’un grand nombre de places dans le gouvernement, et même les premières dignités de la monarchie. Le roi prenait souvent ses ministres parmi les évêques, et c’étaient des ecclésiastiques qui remplissaient nécessairement la plupart des offices de chancellerie et des autres administrations. Les prêtres seuls dirigeaient encore l’école du palais, les écoles des églises et généralement tous les établissements d’instruction publique. « Les prêtres, dit Théodulf, évêque d’Orléans, tiendront des écoles dans les bourgs et dans les villages, et enseigneront avec charité les enfants qui leur seront envoyés, sans rien exiger des parents ni recevoir que ce qui sera offert volontairement. »
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L’instruction est certes une source de bienfaits à répandre sur les intelligences ; mais il y a dans l’humanité des besoins matériels à satisfaire, nombreux, pressants, sans cesse renouvelés, quotidiens, car le nombre des pauvres est immense à toutes les époques, et peut-être encore plus à la nôtre qu’en ces temps reculés. Eh bien, les richesses du clergé étaient là pour soulager toutes ces infortunes, que sanctifiait à ses yeux le souvenir de la pauvreté du Christ et des premiers apôtres (NdCR. le paiement de la "dîme" était la sécurité sociale du Moyen Âge). Les richesses du clergé en France étaient très considérables dès les commencements de la monarchie mérovingienne. Déjà, sous le règne de Clovis, l’église de Reims possédait de vastes domaines, et son trésor était si bien rempli, que saint Rémi, son évêque, ayant refusé de recevoir à titre gratuit la terre d’Épernay, qu’un seigneur voulait lui donner, la paya cinq mille livres d’argent. Rien, dans les détails de cette acquisition, ne donne lieu de la considérer comme un fait extraordinaire.
Les évêques, en leur qualité de suprêmes administrateurs des biens de leurs églises, jouissaient d’abord d’une grande influence par les richesses dont ils disposaient ; ensuite leur dignité, la première dans l’ordre civil aussi bien que dans l’ordre ecclésiastique, leur assignait le plus haut rang dans l’État ; enfin leur élection, qui se faisait régulièrement par le suffrage du clergé et des fidèles, leur assurait la faveur populaire. Les revenus ecclésiastiques étaient divisés en quatre parts. La première seule appartenait à l’évêque, la seconde était pour son clergé, la troisième pour les pauvres de l’Église, et la quatrième pour l’entretien des édifices consacrés au culte.
« Partout la part du pauvre était réservée dans les revenus ecclésiastiques, et lorsqu’elle ne suffisait pas, elle devait être accrue des autres fonds dont le clergé avait la disposition. Nourrir tous les indigents et secourir tous les malheureux, telle était la mission de l’Église, qui, pour la remplir, dut quelquefois se dépouiller de ses biens et mettre en gage jusqu’aux objets les plus précieux du culte », explique Guérard. Une des plus belles œuvres, à cette époque ; une des plus méritoires et qui atteste le mieux de sa charité, c’est celle du rachat des captifs. Les sommes que le clergé y consacrait, d’après l’injonction expresse des conciles, étaient souvent très considérables ; il lui était même permis, pour satisfaire à cette obligation, de mettre en gage jusqu’aux vases sacrés des églises.
Aussi, dans ces siècles de fer, où les populations étaient emmenées captives comme des troupeaux à la suite des armées et partagées comme un butin entre les soldats, on voit les évêques épuiser leurs trésors pour les délivrer des liens de l’esclavage. Saint Épiphane, évêque de Pavie, délivre, en 494, dans les Gaules, par ses instances auprès du roi Gondebaud ou à prix d’argent, plus de six mille Italiens que les Bourguignons retenaient en captivité. Le prêtre saint Eptade, originaire d’Autun, rachète plusieurs milliers d’Italiens et de Gaulois emmenés pareillement en esclavage par les Bourguignons, et ensuite une foule de captifs que les Francs de l’armée de Clovis avaient faits dans leur guerre contre les Visigoths. En 510, saint Césaire, évêque d’Arles, distribue des vêtements et des vivres à une immense multitude de prisonniers francs et gaulois tombés au pouvoir des Goths, et les rachète ensuite avec le trésor de son église, que son prédécesseur Éonius avait amassé. Puis, ayant reçu de Théodoric, roi des Ostrogoths, trois cents sous d’or avec un plat d’argent du poids d’environ soixante livres, il vend le plat, achète la liberté des captifs dispersés dans l’Italie, et leur procure des chevaux ou des chars pour les ramener dans leurs foyers. Dans le siècle suivant, saint Éloi rachetait les prisonniers saxons et les affranchissait devant le roi.
Guérard nous révèle encore que « le clergé n’avait alors que trop d’occasions d’exercer sa charité ; s’il savait acquérir des richesses, l’histoire témoigne qu’il savait également s’en dépouiller d’une manière vraiment évangélique... Les faits de la nature de ceux que j’ai rapportés sont très communs, et l’esprit qui les a provoqués n’a pas cessé d’être celui de l’Église », laquelle, « en prenant à sa charge et pour ainsi dire chez elle les veuves, les orphelins et généralement tous les malheureux, ne pouvait manquer de les avoir dans sa dépendance ; mais ce qui devait surtout lui gagner le cœur de ses nombreux sujets, c’est qu’au lieu d’être humiliée ou embarrassée de leur cortège, elle s’en faisait honneur et proclamait que les pauvres étaient ses trésors. (NdCR. D'où l'expression médiévale "Nos Seigneurs les pauvres").
« Elle couvrait aussi de sa protection les affranchis, et frappait d’excommunication le seigneur et le magistrat qui opprimaient l’homme faible ou sans défense. Lorsque des veuves ou des orphelins étaient appelés en justice, l’évêque ou son délégué les assistait à la cour du comte et empêchait qu’on ne leur fît aucun tort. L’archidiacre ou le prévôt des églises devait visiter tous les dimanches les prisonniers et subvenir à leurs besoins avec le trésor de la maison épiscopale. Aux trois grandes fêtes de l’année, savoir : à Noël, à Pâques et à la Pentecôte, les évêques faisaient ouvrir les prisons aux malheureux qu’elles renfermaient.
« Quoique l’aliénation des biens ecclésiastiques fût interdite au clergé, néanmoins le concile d’Agde, dans un esprit vraiment libéral et de charité, permit aux évêques d’affranchir les esclaves appartenant à leurs églises et de leur donner en même temps, pour vivre, un fonds de terre de la valeur de vingt sous d’or. De plus, le clergé instituait des infirmeries pour les malades et des hospices pour les voyageurs. Il défrichait la terre et peuplait les déserts de colons ; et comme son administration était en général régulière et paternelle, une foule de personnes renonçaient à leurs biens et souvent à leur liberté, et accouraient se ranger sous les lois des églises et des monastères.
« Souvent aussi les évêques usaient de leur puissante intervention auprès du prince en faveur de leurs concitoyens. Ce fut à la demande de Désiré, évêque de Verdun, que le roi Théodebert fit aux commerçants de cette ville l’avance d’une somme de sept mille sous d’or qui les sauva de leur ruine, et qui, plus tard, leur fut remise en entier lorsqu’ils en offrirent le remboursement. D’autres fois les évêques faisaient servir leur autorité et leurs trésors au rétablissement du calme dans les cités. » Ce rôle de paix, le clergé le remplissait souvent au milieu d’une société livrée, sous l’empire des institutions germaniques, à toutes les horreurs des vengeances privées.
En résumé, ce qui devait d’abord assurer la popularité au clergé, c’étaient ses maximes en faveur du peuple, d’après lesquelles l’homme pauvre et l’esclave étaient élevés au même rang que l’homme riche et que le maître, estimés autant qu’eux, appelés à la même destinée et recommandés également à l’amour de tous les fidèles. L’égalité se trouvait dans l’Église. Ce qui rendait ensuite le clergé populaire, c’étaient les cérémonies du culte et les institutions ecclésiastiques dont nous avons parlé, et qui se perpétuèrent jusqu’aux premiers siècles de la dynastie capétienne, à travers les temps les plus difficiles de notre histoire.
Nous arrivons ici à une question délicate, celle de l’excès et parfois de l’abus du pouvoir ecclésiastique en ces temps reculés. Et d’abord, il ne faut jamais confondre l’abus avec l’usage légitime, en prenant l’un pour l’autre, ni attribuer à l’institution même ce qui n’est que le fait ou la faute des hommes, et encore de bien peu d’entre eux. Comme le dit Benjamin Guérard, avec une haute raison : « Quant au reproche que l’on a fait à l’Église de son pouvoir, il me paraît injuste ou du moins fort exagéré. A la vérité, ce pouvoir était immense… Cependant qu’on jette les yeux sur ce qui était à côté du clergé, et qu’on juge si l’autorité placée dans les mains laïques s’exerçait avec plus de justice, de douceur et d’intelligence. Certainement le clergé abusa de la sienne ; mais qui n’abusait pas alors, et de quoi ne faisait-on pas abus ? Les rois, les grands, les seigneurs, et plus tard les communes et les états généraux, ont ils montré plus de modération ?... On est forcé de reconnaître que le clergé a beaucoup moins excédé ses droits que les autres ordres de l’État.
« Les armes spirituelles, les seules qui fussent proprement à sa disposition, doivent être considérées comme ayant été essentiellement utiles et bienfaisantes. Longtemps elles ont protégé les populations non moins que l’Église, et servi de rempart contre la force brutale qui opprimait la société. Qui pourrait, par exemple, accuser d’abus les évêques de la province de Reims, lorsque, après la guerre de 923, entre les rois Charles le Simple et Robert, ils imposaient une pénitence de trois années aux Français qui s’étaient battus entre des Français ?
« Dans les actes ecclésiastiques, l’excommunication n’est d’ordinaire que la sanction des lois les plus humaines et les plus tutélaires. Ainsi, en 988, elle est prononcée par le clergé d’Aquitaine contre les brigands qui ravageaient le pays ; en 1031, le célèbre concile de Limoges interdit, sous la même peine, les guerres privées des seigneurs, si funestes aux habitants des campagnes ; dix ans après, d’autres conciles, en instituant la trêve de Dieu, la placent sous la protection des foudres de l’Église – conciles des années 1041 et suivantes. Enfin, dès l’an 855, le troisième concile de Valence frappait le duel d’excommunication – canon XII. » Ce qui a surtout fait la force de l’Église de France, et lui a assuré une popularité dont les effets tournaient tous au profit des intérêts moraux et matériels des masses, c’est que cette Église était profondément nationale.
Les évêques et les prêtres avaient, en vertu même de leur caractère religieux, une part très grande dans l’administration des affaires publiques. Tout le pouvoir dont ils jouissaient n’était pas usurpé, car ils en tirèrent une grande partie de la loi ; et au lieu de s’en servir pour empêcher ou retarder les progrès de la civilisation, ils s’opposaient de tous leurs efforts à l’envahissement des ténèbres qui menaçaient de couvrir toute la chrétienté. Les institutions de l’Église n’étaient d’ailleurs si populaires et par conséquent si aimées que parce que le peuple trouvait peu de sûreté du côté de la juridiction civile.
« Et quelles autres institutions pouvaient lui être plus chères que celles de l’Église ? Quel autre édifice que le temple lui rappelait des idées de bienfaisance, d’ordre et de paix ? Tous avaient sujet d’aimer le temple. Pour le serf, c’était un asile contre la cruauté de son maître ; c’était aussi le lieu dans lequel un jour peut-être il recouvrerait sa liberté. C’était là que l’affranchi, après avoir retrouvé la sienne, trouvait la protection dont il avait besoin pour la conserver, tandis que l’homme libre lui-même y voyait la garantie officielle que réclamaient la sûreté de sa personne et la possession de ses biens. Les pauvres y venaient chercher du pain, et les malades la santé. C’était le centre de tous les intérêts, le refuge de tous les malheureux... Attenter au temple, c’eût été à la fois attenter à la religion, à la société, à tous les droits nationaux et populaires... L’Église était la colonne du Moyen Age, sans laquelle l’édifice social et la civilisation antique fussent tombés ensemble dans l’abîme.
« Ne perdons pas de vue que les institutions qui, dans les temps modernes, et principalement de nos jours, ont agité les peuples, les touchaient alors fort médiocrement et leur étaient non seulement indifférentes, mais encore incommodes, onéreuses, antipathiques. On préférait de beaucoup l’assemblée des fidèles à celle des scabins (échevins, magistrats) ou des hommes d’armes ; on fuyait les plaids et les champs de mars ou de mai pour accourir aux temples ; on était bien plus puni d’être privé dans l’église de son rang, de la participation aux offrandes, aux eulogies, à la communion, que du droit de porter les armes et de juger ; en un mot, on tenait bien plus à l’exercice de ses droits religieux qu’à celui de ses droits politiques, parce que l’État religieux était bien supérieur à l’état politique, et que, hors de l’Église, tous les devoirs et tous les droits de l’homme étaient à peu près méconnus », écrit l’historien Guérard.
Reprenant en 1877 ces propos de Guérard, Charles Barthélemy estime qu’en les proclamant hautement, un tel aveu est d’autant plus précieux à recueillir et à enregistrer, qu’il répond avec une irrésistible éloquence, celle même des faits, à tout ce qui jusqu’ici a pu se dire ou s’écrire contre le rôle du clergé dans notre pays, à tous les âges de notre histoire. Mais, ajoute-t-il, où M. Guérard nous semble avoir le mieux compris et proclamé le grand rôle de l’Église dans la revendication des droits de l’homme, c’est dans cette page que lui a été dictée le spectacle des utopies dangereuses de 1848 :
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Eh bien, la centralisation n’existait pas au Moyen Age, grâce au vaste système des communes créées par le clergé national, lance-t-il, ajoutant que c’est précisément ce qu’un autre célèbre historien, Augustin Thierry, a fait voir en une page lumineuse et saisissante, que voici : « Ces formules dont notre langue est depuis si longtemps déshabituée semblent presque, au premier abord, n’être que des fictions oratoires ; et tel doit être notre sentiment, à nous Français, qui, depuis tant d’années, ne connaissons plus de droits que les droits proclamés à Paris, de libertés que les libertés sanctionnées à Paris, de lois que les lois faites à Paris.
« Pourtant ce n’était point alors des mots vides de sens ; alors le patriotisme français redoublait en effet, dans un patriotisme local qui avait ses souvenirs, son intérêt et sa gloire. On comptait réellement des nations au sein de la nation française : il y avait la nation bretonne, la nation normande, la nation béarnaise, les nations de Bourgogne, d’Aquitaine, de Languedoc, de Franche-Comté et d’Alsace. Ces nations distinguaient, sans la séparer, leur existence individuelle de la grande existence commune ; elles se déclaraient réunies, mais non subjuguées ; elles montraient les stipulations authentiques aux termes desquelles leur union s’était faite ; une foule de villes avaient leurs chartes de franchises particulières ».
Edmond Demolins, disciple du précurseur de la sociologie française Frédéric Le Play, écrit quant à lui dans Les libertés populaires au Moyen Age : « Ainsi, tandis que la France antique avait connu tous les avantages de la démocratie, sans en ressentir les inconvénients, il nous était réservé d’en avoir tous les inconvénients sans en avoir les avantages. Quelle étude que celle qui montrerait l’amour que le vieux peuple de France portait à cette royauté nationale, qui était véritablement son œuvre, et la confiance que celle-ci témoignait en retour aux gens des bonnes villes, aux hommes du tiers état ! L’on verrait combien étaient alors rapprochées par la religion ces deux puissances, aujourd’hui si divisées, le pouvoir et le peuple. »
Barthélemy y ajoute une parole du roi Philippe-Auguste : « Il est de la dignité d’un roi de conserver avec zèle dans leur intégralité et dans leur pureté les libertés, les droits et les anciennes coutumes des villes. »
Puis de citer un autre souverain, le roi saint Louis prodiguant quelques recommandations à son fils appelé à régner : « Cher fils, s’il avient que tu viennes à régner, pourvois que tu sois juste ; et si quelque querelle, mue entre riche et pauvre, vient devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche, et quand tu entendras la vérité, ce fais-leur droit. Surtout, garde les bonnes villes et les coutumes de ton royaume dans l’état et la franchise où tes devanciers les ont gardées, et tiens-les en faveur et amour. »
Charles Barthélemy, regrettant d’avoir dû brossé trop rapidement un tableau des droits de l’homme au Moyen Age, conclut en citant le « publiciste et peu clérical » mais éminent historien, journaliste et homme politique Louis Blanc, député sous la IIIe République, s’exprimant ainsi au sujet des corporations d’ouvriers au Moyen Age : « La fraternité fut l’origine des communautés de marchands et d’artisans. Une passion qui n’est plus aujourd’hui dans les mœurs et dans les choses publiques rapprochait alors les conditions et les hommes : c’est la charité. L’Église était le centre de tout ; et quand la cloche de Notre-Dame sonnait l’Angelus, les métiers cessaient de battre. Le législateur chrétien avait défendu aux taverniers de jamais hausser le prix des gros vins, comme une boisson du menu peuple ; et les marchands n’avaient qu’après tous les autres habitants la permission d’acheter des vivres sur le marché, afin que le pauvre pût avoir sa part à meilleur prix. C’est ainsi que l’esprit de charité avait pénétré au fond de cette société naïve qui voyait saint Louis venir s’asseoir à côté d’Etienne Boileau, quand le prévôt des marchands rendait la justice. »
Source: http://www.france-pittoresque.com/spip.php?article5594
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C'est la droite légitimiste et traditionaliste qui la première prend la défense des travailleurs
Le mythe de la République 'sociale'
La vraie raison de la loi du 4 août 1789 dite de "suppression des privilèges"
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