« En langage journalistique le sujet Templier est un "marronnier", c'est-à-dire un sujet que l'on ressert périodiquement sans même avoir besoin de le renouveler (J.-V. BACQUART). Énigmes, mystères, secrets lui sont généralement associés, car il est naturellement un aliment de choix pour toutes les théories ésotériques ou complotistes que l'on peut imaginer.
« [C]e "sottisier templier". Celui-ci est bien là et il est en lui-même un objet historique, même si son contenu ne tient pas la route. Aussi je ne parlerai pas de la prétendue charte de Larménius et des listes de grands maîtres ayant succédé à Jacques de Molay jusqu'à nos jours, tout cela reposant sur des faux tellement grossiers qu'on se demande comment on peut encore raisonner dessus. [...] Je proposerai seulement quelques thèmes pour montrer comment légendes et affabulations se sont formées à partir de quelques faits réels et de beaucoup d'autres qui ne le sont pas.
« [...] Laissons aux amateurs de la fantasy history le récit qui fait des premiers Templiers un commando secret chargé dès 1099 (et l'on ose se référer au grand historien du royaume latin de Jérusalem, l'archevêque Guillaume de Tyr, qui n'a jamais situé la création du Temple à cette date!) de faire des fouilles dans le prétendu Temple de Salomon pour mettre la main sur l'Arche d'Alliance; ils l'auraient ensuite rapportée en France et cachée dans la cathédrale de Chartes (dont ils auraient été naturellement les constructeurs!...) [Ndlr. La construction de la cathédrale de Chartes a commencé un siècle plus tard... en 1194 : l'architecte reprend en compte les innovations de ses prédécesseurs pour édifier un monument classique avec une élévation à trois niveaux par suppression des tribunes - dont la fonction est remplacée par des arcs-boutants. Source: La France médiévale, Sous la Direc. de Jean Favier, Fayard, Vitry-sur-Seine 1983, p. 418.]
« [...] Lorsque au début du XVIIIe siècle, en Angleterre, en France, en Allemagne, la franc-maçonnerie prend son essor, il n'est pas question de l'ordre du Temple. Les maçons se réfèrent à la chevalerie qui connaît alors un vif "revival"; la chevalerie, ses valeurs, ses rites, son organisation. En France, le chevalier Ramsey (franc-maçon. Ndlr.) fait le lien avec la croisade; et de fil en aiguille, on en vient aux chevaliers du temple, qui firent du Temple de Salomon (ou ce que l'on croit être le Temple de Salomon) à Jérusalem leur "maison chêvetaine".
« [...] Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, certains maçons allemands rejetant le rationalisme et l'égalitarisme un peu trop prégnants dans la maçonnerie, vont introduire dans leurs loges des grades hiérarchiques et des rites ésotériques qu'ils pensent avoir été ceux des Templiers. Ainsi se développa ce que Le Forestier a plaisamment appelé le "bobard templier", ouvrant la voie au templarisme ou néo-templarisme du XIXe siècle...
« Karl Gottfried von Hund fonda ainsi la "Stricte observance templière" instituant au sommet de sa pyramide des grades celui des "supérieurs inconnus".
« Un autre auteur, Friedrich Nicolai, présente en 1782 une des premières moutures du templarisme en ce sens qu'il fait des Templiers les sectateurs d'une doctrine non catholique connue des seuls initiés. Il distingue trois grades : les simples frères qui ne connaissent que la règle ordinaire, celle du concile de Troyes; les frères du grade de la grande profession à qui on a demandé de renier le Christ et de cracher sur la croix; et enfin les frères de l'ordre intérieur, les seuls initiés, les seuls à connaître la signification du 'Baphomet'. Voilà donc introduit le fameux 'Baphomet' sur lequel je vais revenir.
« Avec Nicolai, la règle historique s'articule sur la règle ésotérique. En quelque sorte, la règle de 1129 serait la vitrine légale du véritable ordre du Temple, société secrète diffusant une doctrine différente de celle de l'Église et fondée sur un savoir caché que l'in peut définir comme manichéo-gnostique (et les règles ou doctrines secrètes de Merzdorf et Loiseleur près d'un siècle plus tard en sont l'écho) et dont le Baphomet est le cœur.
« Nicolai et quasiment au même moment un autre auteur, Starck, ont inventé le Baphomet templariste en même temps qu'ils développaient l'idée d'une filiation entre les Templiers et les gnostiques et manichéens de l'Antiquité, toutes sectes et doctrines que les docteurs du christianisme de l'Antiquité ont combattues en écartant, pour mieux fixer la doctrine chrétienne, de nombreux textes dits "apocryphes"; parmi eux une série d'"évangiles" fortement entachés de gnosticisme pour qui la connaissance entière, supérieure et secrète de Dieu ne pouvait être atteinte que par un cercle restreint d'initiés; pour le christianisme au contraire Dieu devait être accessible à tous, par la foi.
« Dans la construction de Friedrich Nicolai, le Baphomet n'était pas une idole mais le symbole de l'"immersion" gnostique, une sorte de baptême, degré ultime de la connaissance et de la sagese. Nicolai distingue bien en effet l'idole qui se présente comme un buste avec une tête barbue censée représenter le père de toutes choses, et le symbole qui seul a le nom de Baphomet et qui est une inscription en forme de hiéroglyphe. À ce symbole sont liés de mystérieux objets "baphométiques" que Nicolai a reproduits dans son ouvrage.
« Le terme de Baphomet n'est pas une invention de Nicolai et de ceux qui l'ont suivi. Les accusateurs des Templiers, en 1307, leur ont reproché de renier le Christ et d'adorer une idole en forme de tête à une ou plusieurs faces, parfois barbue, parfois avec des pieds (bref, on n'est pas très fixé !), susceptible disait-on d'apporter richesse et puissance aux Templiers : les articles 46 à 60 de la liste des 127 articles qui ont servi de base à l'accusation dans le procès sont consacrés à l'idole et à l'idolâtrie. Pourtant dans les confessions des Templiers, telles que les rapportent les procès-verbaux, l'idole n'est que rarement évoquée et les enquêteurs ne s'y sont pas attardés, sauf dans certains interrogatoires du Midi de la France. Cette idole n'est pas nommée, sauf dans la déposition de deux Templiers interrogés à Carcassonne : l'un dit avoir adoré une idole "en forme de Baphomet" (in figuram Baffometi), l'autre une figure baphométique dont il dut baiser les pieds en disant "yalla, qui est le mot des sarrasins". Dans le procès de Florence, il est dit que lors d'un chapitre, il fut ordonné aux Templiers d'adorer une tête, "votre dieu, votre Baphomet (ou Mahomet)".
« Car dans les pays de langue d'oc, Baphomet n'a d'autre sens que Mahomet. Parlant de l'offensive des Mamelouks contre les chrétiens en orient, le troubadour Olivier écrit : "Et Bahomet agit de tout son pouvoir..." C'est donc en rapport avec l'islam qu'il faut analyser la présence de ce terme dans le procès des Templiers, un islam que les Occidentaux connaissent mal et assimilent au paganisme et à l'idolâtrie. Seuls les clercs instruits ou un peu curieux, ou tout simplement soucieux de combattre efficacement l'islam, ont fait l'effort de s'informer sur cette religion que le prophète Mahomet a prêchée au contraire contre les idolâtres de La Mecque et de l'Arabie. Il n'y a pas d'idoles, pas de saints, pas d'images, pas de statue de Mahomet à vénérer dans l'islam. Les accusateurs des Templiers ne l'ignoraient pas, mais il fallait le faire croire au bon peuple que l'on voulait convaincre de l'abominable hérésie des Templiers.
« [...] Le Baphomet est né à la fin du XVIIIe siècle. »
(Fin de citation)
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Jean-Vincent BACQUART, Mystérieux Templiers. Idées reçues sur l'Ordre du Temple, Le Cavalier Bleu 2013.
Laurent DAILLIEZ, Les Templiers, ces inconnus, Tallandier, 1972, rééd. Perrin, coll. Tempus 2003
Alain DEMURGER, Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Le Seuil, 2005, rééd., Points 2014
Jean FAVIER, Philippe le Bel et le Trésor des Templiers, L'Histoire n° 198, avril 1996
René LE FORESTIER, La Franc-maçonnerie templière et occultiste au XVIIIe et XIXe siècles, A. Faivre (éd.), Editions Montaigne, 1970
SOURCE
Les énigmes de l'histoire de France, Sous la direction de Jean-Christian Petitfils, Perrin, coll. Tempus, Lonrai 2021, p. 37-48