La démocratie moderne issue des révolutions du XVIIIe et XIXe siècles a tué le droit naturel et divin en prenant pour source de la légitimité la souveraineté nationale (article 3 de la déclaration des droits de l'homme).
La doctrine des droits de l'homme est devenue aujourd'hui l’unique référence légitime pour ordonner le monde humain et orienter la vie sociale et individuelle. Dans cette doctrine, la loi politique n’a plus d’autre raison d’être que de garantir les droits humains, toujours plus étendus. Elle ne protège plus la vie des institutions – qu’il s’agisse de la nation, de la famille, de l’université, des ouvriers –, mais donne à tout individu l’autorisation inconditionnelle d’y accéder. La loi ne commande plus, ne dirige plus, n’oriente plus : elle autorise. La vie humaine est soumise à une critique arbitraire et illimitée, privant la vie individuelle comme la vie sociale de tout critère d’évaluation, critère d'évaluation pourtant nécessaire à toute construction sociale. Telle est la thèse du philosophe Pierre Manent * dans son dernier livre "La Loi naturelle et les droits de l'homme", où afin de recouvrir un critère d'évaluation, l'auteur propose de réhabiliter la loi naturelle... que la période moderne a eu tendance à éliminer.
Interrogé dans Le Figaro aujourd'hui, l'auteur explique par exemple qu'au nom des droits de l'homme, "les européens s'imposent une apnée morale et sont incapables d'agir" :
La doctrine des droits de l'homme, seul principe de légitimité encore accepté en Europe, rend impossible la délibération publique et l'art du gouvernement. Telle est la thèse que défend le philosophe Pierre Manent dans son nouveau livre La Loi naturelle et les droits de l'homme (PUF). Pour le disciple de Raymond Aron, les droits individuels règnent sans contrepoids jusqu'à faire périr l'idée du bien commun.
LE FIGARO MAGAZINE - Vous soulignez le contraste entre la suspension du jugement des Européens, lorsqu'ils considèrent des mœurs étrangères, et le ton accusateur qu'ils se plaisent à adopter à l'égard de leur propre héritage. Pourquoi une telle opposition?
Pierre MANENT - En passant d'hier à aujourd'hui, de la IIIe ou de la IVe à la Ve République actuelle, notre rapport à la diversité du monde a été bouleversé. Nous sommes passés de l'assurance, voire de l'arrogance, à la timidité, voire la pusillanimité ; de l'évidence de la perspective coloniale à l'évidence de son caractère inadmissible. Que s'est-il passé? Suspendons un instant le jugement moral, regardons la dynamique politique. La République colonisatrice déploie ses principes et sa force vers l'intérieur et vers l'extérieur. La formation de la nation démocratique, du «commun» républicain, entraîne un immense déploiement d'énergie qui donne son caractère à cette période, pour le meilleur et pour le pire.
Nous avons alors le vif sentiment d'organiser la prise en compte des besoins humains et sociaux d'une manière incomparablement supérieure à ce que l'on observe alors en Afrique ou en Asie. Bref, nous nous sentons inséparablement «meilleurs» et «plus forts». Nous tenons la diversité du monde sous notre regard, pour le conquérir, le mettre en valeur et aussi le comprendre, l'inventorier. Quelques décennies plus tard, que voyons-nous? Le ressort des nations européennes est brisé par l'épuisement consécutif à la Grande Guerre et le déshonneur consécutif aux années 1933-1945. La décolonisation change radicalement les termes du problème, car, comme la colonisation, elle est une dynamique. Elle n'établit pas un ordre démocratique juste ou normal après l'injustice ou la pathologie coloniale. Elle enclenche un mouvement opposé.
* Pierre Manent a enseigné la philosophie politique à l’EHESS. Ses travaux portent sur l’histoire de la pensée politique libérale et la question des rapports entre le politique et le religieux. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Situation de la France (Desclée de Brouwer, 2015) et Les métamorphoses de la cité (Flammarion, 2010).
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