Vers la fin du tout économique ? Un article étonnant de "Libération", marque une rupture avec des décennies d'analyse de la société sous l'angle unique de l'économie et du social.
À l'occasion de la publication mercredi 4 avril du livre "La Tentation radicale" (PUF) d'Anne Muxel et Olivier Galland, le journal a ouvert ses colonnes à des propos inédits dans la gauche française ces dernières décennies : la religion, l'islam en particulier, serait la cause principale de la radicalisation chez les musulmans en France. Telle est la conclusion de l'enquête menée auprès de 7 000 lycéens de 15 à 17 ans. L'enquête, en forme de QCM, a été lancée au lendemain des attentats de novembre 2015. Elle a été menée durant trois ans dans 23 lycées des académies de Lille, Créteil, Aix-Marseille et Dijon. "L’objectif, nous dit-on, n’était pas d’expliquer le passage à l’acte d’une petite minorité tombant dans le terrorisme. Mais de cerner un état d’esprit plus général, un 'halo de radicalité', une multitude d’actes ou de postures montrant la tentation de rompre avec le 'système politique, économique, social et culturel, et, plus largement, avec les normes et les mœurs en vigueur dans la société'". "Le président du CNRS, Alain Fuchs, lance un appel à projet pour encourager les chercheurs à creuser 'tous les sujets pouvant relever des questions posées à nos sociétés par les attentats et leurs conséquences'."
"Olivier Galland et Anne Muxel proposent alors un protocole d’enquête reposant sur une hypothèse affirmée dès les premières pages mais peu discutée : 'La radicalité religieuse est présente dans toutes les religions, mais aujourd’hui, ses manifestations les plus évidentes sont associées à une certaine conception de l’islam.'"
"[U]n premier résultat saute aux yeux : les jeunes musulmans se distinguent très nettement par leurs valeurs, leur conception de la citoyenneté ou de la religion. Les auteurs observent dans tous les lycées de l’enquête un 'effet islam'. Celui-ci expliquerait la plus grande radicalité idéologique des lycéens musulmans (souvent considérés par les auteurs, sans nuances, comme un ensemble homogène), tout comme leur soutien aux actes violents - religieux ou non - qu’on retrouve davantage chez eux que chez les chrétiens ou les athées."
Première conclusion de l'enquête :
"'La radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique, et sa racine spécifiquement religieuse semble forte', concluent les auteurs."
Seconde conclusion :
"Conclusion sans appel des auteurs : 'Le mouvement de sécularisation qui a gagné les sociétés européennes, et tout particulièrement la France, ne semble pas les avoir touchés.'"
"Ces conclusions remettent en cause tout un courant de la sociologie française pour laquelle le profil économique et social des individus est l’une des principales clés d’explication de leurs comportements", explique "Libération".
Mais le journal relève que l'enquête ne fait pas l'unanimité parmi les sociologues : "Cette conception est loin de faire l’unanimité, comme en témoignent les réactions de plusieurs sociologues visés par la polémique, interrogés par Libération. 'Les résultats d’Olivier Galland reviennent à dire que quelque chose d’intrinsèque à l’islam mènerait à la radicalité, voire à la violence', commente le démographe de l’Ined Patrick Simon." [...] "Auteur de plusieurs livres sur la radicalisation (le Nouveau Jihad en Occident, Robert Laffont, mars), Farhad Khosrokhavar pointe aussi les limites des enquêtes par questionnaire. 'Les lycéens ont coché des cases, et ce travail manque cruellement d’une dimension anthropologique.'"
Les chiffres de l'enquête
"L’étude montre que 20 % à 30 % des musulmans sont fondamentalistes", "32% des musulmans sont 'absolutistes' en matière de religion, contre 6% des chrétiens, 14% des fidèles d’autres religions, 1% des sans-religion, 11% du total des enquêtés." "Un tiers des jeunes interrogés estiment qu’il est normal de 'participer à une action violente pour défendre ses idées'. 20% des musulmans déclarent 'acceptable dans certains cas, dans la société actuelle' de 'combattre les armes à la main pour sa religion', contre 9% des chrétiens et 6,5% des sans-religion."
Note de Christ-Roi. La république, elle-même, prône des "valeurs" qui sont loin d'être à l'abri de toutes critiques. En glorifiant "la Révolution" et en mettant au Panthéon ses grands personnages, la république a en quelque sorte canonisé les théoriciens de la violence d'état.
La "tentation radicale", l'idée qu'il est normal de "participer à une action violente pour défendre ses idées" n'est pas une spécificité de l'islam, il s'agit d'une idée largement partagée par les défenseurs de la "république" et des grands ancêtres de la Révolution, une Révolution qui fit deux millions de mort (rien qu'en France), au nom de l'athéisme et des droits de l'homme. (René Sédillot, Le coût de la Révolution française, Vérités et Légendes, Perrin Mesnil-sur-l'Estrée 1987, p. 24-28.)
Invité de France Inter mardi 21 novembre 2017 pour la sortie de son livre"La Grande Histoire des guerres de Vendée", Patrick Buisson a justement dénoncé le "terrorisme d'État" de la Révolution, comparable au djihad de Daech...
Petit rappel historique. Il ressort des discours des révolutionnaires de 1789 un volontarisme et un constructivisme qui sont "la première racine de la Terreur révolutionnaire". Ceci a été bien défini par l'historien de l'époque moderne, Patrice GUENIFFEY, dans La Politique de la Terreur, Essai sur la violence révolutionnaire (Fayard 2000, réed. Tel Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée 2003, p. 50.) : "L'histoire de la Terreur ... ne commence de ce point de vue ni en 1793 ni même en 1791 ni en 1792 : elle est consubstantielle à la Révolution qui, dès 1789, se présente comme une pure aventure de la volonté".
Les révolutionnaires de 1789 sont les premiers à théoriser la violence comme moyen pour parvenir à leur projet de société. Et parmi ces moyens, il y a la guerre.
Aux reproches que lui fit M. Mallet du Pan, horrifié des moyens révolutionnaires, l'abbé révolutionnaire Sieyès, répondit : "Vous nous parlez toujours de nos moyens; eh ! Monsieur, c'est la fin, c'est l'objet et le but qu'il faut apprendre à voir'". "Ce principe qui console nos Sieyès de tant d'atrocités, c'est encore de la secte elle-même qu'ils l'ont appris; c'est du code et des loges de Weishaupt que nous l'avons vu passer au code Jacobin". (A. BARRUEL, Mémoires pour servir à l'Histoire du jacobinisme, rééd. Editions de Chiré, Poitiers 2005, tome 2, p. 479.) "(Weishaupt). Il avait inventé ce principe : 'La fin sanctifie les moyens', il l'appliquait au vol que ses adeptes pouvaient faire et faisaient dans les bibliothèques des princes ou des religieux. ... Nous verrons la secte en faire des applications bien plus importantes..." (A. BARRUEL, ibid., p. 102.) "En 1789, Brissot, invoquant l'autorité de Machiavel, rétorqua à Clermont-Tonerre : 'Rappelez-vous, l'axiome : 'qui veut la fin, veut les moyens'" (Le Patriote français, n° 201, 25 février 1790, p. 5-8, cité in P. GUENIFFEY, La Politique de la Terreur, Essai sur la violence révolutionnaire, Fayard 2000, réed. Tel Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée 2003, p. 89).
"Qui veut la fin veut les moyens" est un principe républicain. Au nom de ce principe les pires massacres ont été rendus possibles en France (Guerres de Vendée) et en Europe (guerres de la Révolution). D'un point de vue simplement historique, la république et les républicains n'ont pas de leçon à donner à l'islam ni aux musulmans tentés par la "radicalisation" ; le terrorisme d'État de 1793 est comparable à celui de Daech.
Cerise sur le gateau, le révolutionnaire girondin Brissot, qui avait des biens à Ouarville dans l'Eure-et-Loir, et qui en bon anglomane, se disait "Brissot de Warville", était le stipendié des banquiers et des hommes d'affaires ! (Source: René SÉDILLOT, Le Coût de la Terreur, Vérités et Légendes, Perrin, Mesnil-sur-l'Estrée 1990, p. 213, 214). Il était le secrétaire général et trésorier de chancellerie du duc d'Orléans, alors "Grand Maitre du Grand Orient de France"... (Bernard Faÿ, La Grande révolution 1715-1815, Le Livre contemporain, Paris 1959; p. 183, 345 et suivantes, 367, 369, 407). Brissot appelait à la guerre "révolutionnaire" "pour libérer les peuples" (sic) ! Jusque-là pourtant, Brissot s'était illustré comme "philanthrope", "ami de l'humanité", un grand créateur (et financeur) de sociétés dites "philosophiques".
La théorisation de la libération des peuples par la guerre est le même principe que l'on retrouvera chez les communistes de 1917..., inspirés du Manifeste de Karl Marx de 1848 : "Les communistes déclarent ouvertement qu'ils ne peuvent atteindre leurs objectifs qu'en détruisant par la violence l'ancien ordre social.'" (Cf. Stéphane Courtois, Communisme et totalitarisme, Tempus, Paris 2009, p. 76).
"La guerre de la liberté, (dit Brissot, ce 16 décembre 1791. Ndlr.) est une guerre sacrée, une guerre commandée par le ciel; et comme le ciel elle purifie les âmes. [...] Au sortir des combats, c'est une nation régénérée, neuve, morale; tels vous avez vu les Américains: sept ans de guerre ont valu pour eux un siècle de moralité. ... La guerre seule peut égaliser les têtes et régénérer les âmes." (Jacques-Pierre Brissot de Warville, Discours du 16 décembre 1791, cité in Lucien JAUME, Le Discours Jacobin et la démocratie, Fayard, p. 71.)
La tentation radicale n'est donc pas un élément propre et exclusif de l'islam, c'est une caractéristique propre de tous les mouvements révolutionnaires, républicains et communistes dans le monde, tous réunis dans une même idéologie de la fabrication d'un ordre nouveau, d'un ordre meilleur par la violence. Chez les communistes ce fut le mythe du "Grand soir". Chez les "démocrates", ce fut le mythe du guide, le chef qui nous conduirait vers des lendemains radieux, quelque soit les dégâts.
Dans un entretien à Libération mercredi 4 avril, Olivier Galland ajoute ces commentaires :
"C’est en effet l’une de nos conclusions majeures, qui montre une forte évolution par rapport à des travaux antérieurs qui jusqu’à présent faisaient autorité. Je pense par exemple à une enquête de Michèle Tribalat, menée dans les années 90. Elle était optimiste sur ce qu’on appelait à l’époque 'l’assimilation culturelle'. Elle observait une tendance au rapprochement entre les normes, les valeurs et les pratiques des jeunes d’origine étrangère et celles des jeunes de la population majoritaire. Nous constatons au contraire une divergence, et l’existence d’un clivage culturel entre les jeunes musulmans et leurs camarades. Pour eux, la religion domine le monde séculier : c’est ce que nous avons appelé 'l’absolutisme religieux'. [...] Le Nord-Pas-de-Calais, certaines banlieues parisiennes, et les quartiers Nord de Marseille sont les lieux où nous avons mesuré la plus grande radicalité. Dans certains établissements, la proportion 'd’absolutistes' monte à plus de 40 %. On note aussi un effet 'ségrégation' : quand le taux d’élèves musulmans est très important dans un lycée, ceux-ci sont plus radicaux qu’ailleurs. [...] L’'effet islam' explique bien mieux la radicalité que des facteurs socio-économiques. C’est un résultat important. Le niveau social de la famille, l’optimisme ou le pessimisme du lycéen face à l’emploi ou à ses résultats scolaires n’ont aucun effet sur le degré d’adhésion à des idées religieuses radicales. [...] Je ne veux pas polémiquer à nouveau : ce livre est, au contraire, fait pour apporter des éléments sérieux et dépassionnés au débat public. Mais je pense qu’une partie de la sociologie est aveugle, sous prétexte de ne pas stigmatiser. La discrimination existe, c’est prouvé scientifiquement. Mais il ne faut pas non plus envisager ces jeunes-là uniquement d’un point de vue victimaire. Sinon, on ne peut pas les considérer comme les acteurs sociaux qu’ils sont. Cette sociologie-là est trop idéologique, elle s’est appuyée trop exclusivement sur l’analyse des discriminations. La neutralité axiologique est importante, elle est trop souvent oubliée aujourd’hui."
L'enseignement à tirer de cette enquête est que le tout économique n'est pas suffisant pour expliquer les faits de société, l'islam doit être pris en compte. "Le mouvement de sécularisation", la laïcité, elle-même, ne permet pas de lutter efficacement contre la "tentation radicale", y compris en 1789...
Un autre moyen de lutte contre la "radicalisation" n'a pas été tenté jusqu'à présent : la (re)christianisation de la société qui donnerait une verticalité que ne permet pas la république.