Le 26 janvier 2017, Mgr Bernard Fellay, Supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, répondait aux questions de l’abbé Alain Lorans au cours d’un entretien d’une heure sur Radio Courtoisie. Voici des extraits de la transcription intégrale de ses propos réalisée par le site La Porte latine, qui éclairent et complètent les réponses qu’il donnait le 29 janvier à Jean-Pierre Maugendre sur TV Libertés.
Mgr Bernard Fellay commence par aborder une explication de ce qu'il pense comprendre de ce que fait le pape François avec Amoris laetitia, puis il présente les difficultés que soulève ce document, qu'il situe dans la suite des principes modernes définis au Concile Vatican II. Un point de vue que nous partageons largement. Nous remercions vivement cet évêque pour dire ce qui nous semble être le coeur de notre sainte religion, avec ce très joli développement :
"On ne veut plus l’esprit de sacrifice, c’est une des notes de l’Eglise moderne. D’ailleurs on enlève le Crucifié des croix, il n’y a plus Notre Seigneur sur la croix, on l’a enlevé : on ne veut plus voir cet Homme de douleurs. On l’a ressuscité, et puis Alléluia ! Mais le monde dans lequel on vit reste un monde de souffrances, et combien nous avons besoin de savoir que Dieu lui-même a voulu partager nos souffrances pour non seulement alléger les nôtres, mais pour nous sauver, pour donner une valeur rédemptrice à ces souffrances ! [...] Ce qui est intéressant c’est que dans l’économie du salut c’est-à-dire le régime auquel nous sommes soumis pour arriver au salut, donc pour arriver à la vie éternelle, il nous faut mourir. Et c’est cela que l’on ne veut plus. On prétend vouloir arriver à la vie sans mourir. "
Nous surlignons les passages qui nous semblent les plus importants :
Abbé Lorans : Quelle évolution constatez-vous depuis plus de 20 ans ?
Mgr Fellay : Il faut du temps pour voir si vraiment quelque chose bouge. Il y a bien une certaine évolution, mais elle très graduelle. Très graduelle, donc pratiquement imperceptible. Je crois qu’il y a quand même certaines modifications, mais le fond du combat – probablement reviendra-t-on sur cette question après – le fond du combat est toujours le même. Il y a des données nouvelles et le combat d’idées lui-même qui n’a pas changé. Ce qui a changé ce sont les hommes, plus précisément il y a une génération qui est passée. Ceux qui étaient les combattants de la première heure sont déjà passés dans l’au-delà, – pas tous encore, mais une bonne partie. Les plus anciens, – on pourrait dire notre génération, nous étions juste dans nos vingt ans, et l’on s’en souvient bien –, les plus anciens ont vécu dans un climat beaucoup plus agressif qu’aujourd’hui.
Il y a une nouvelle agressivité cependant qui arrive, et cette fois-ci elle n’est pas le fait de l’Eglise – l’Eglise est presque en déliquescence, on ne voit pas d’agressivité nouvelle, ce sont toujours les mêmes histoires. Mais au niveau des Etats, il y a une espèce d’idéologie globale, dans le monde entier, qui s’établit, qui est très à gauche et qui s’impose, qui veut s’imposer. Je pense que cela est nouveau. Les pensées sont toujours les mêmes, mais cela devient plus agressif.
[...] Au fond, c’est toujours le même combat : le combat de ceux qui sont contre Dieu, de ceux qui rejettent toute loi qui ne viendrait pas des hommes seulement, – le « contrat social »… Alors qu’il n’y a pas besoin de réfléchir beaucoup pour constater qu’il y a des lois partout. Prenons les lois physiques, ce ne sont pas les hommes qui vont les imposer à la nature. De même pour la nature humaine, il y a des lois qu’il est nécessaire de suivre pour le développement tout à fait normal de la nature humaine. Il n’y a absolument aucun doute : ne pas vouloir les respecter, c’est comme pour toute loi, tout manuel, tout mode d’emploi – si vous avez une machine à laver et que ne voulez pas respecter le mode d’emploi, eh bien ! vous abîmez votre machine, – et ici on abîme la machine humaine, qu’il s’agisse de l’individu, de la personne, de la société.
On arrive vraiment à une époque très spéciale. Une époque de dissociété. Une espèce de dissolution de la société, une perte du bien commun, un abandon de la perspective qu’il y a une fin : toute société poursuit une fin. Et il y a aussi une perte de l’idée d’autorité, de la nécessité d’une autorité qui doit, qui a pour but d’unir les volontés pour atteindre cette fin. D’où la nécessité de la soumission à cette autorité, et la nécessité pour cette autorité de rester objective et d’éviter l’arbitraire. Quand on voit comment les gouvernements aujourd’hui se comportent, on a l’impression qu’il y a une quantité de valeurs absolument fondamentales qui sont oubliées au profit de l’individu ou de celui qui veut établir son pouvoir personnel ou s’y maintenir. Cela on le trouve autant dans la société que dans l’Eglise. Car on assiste maintenant dans l’Eglise – cela est nouveau – à une période aussi de dissolution de l’Eglise. Il y a une perte de l’unité de l’Eglise absolument sidérante, actuellement.
[...] On voit que l’adoption des idées modernes, de l’esprit moderne qui est arrivé au Concile – ces idées étaient déjà au moins latentes avant, et le Concile les a intégrées plus ou moins, et finalement elles sont vraiment rentrées dans l’Eglise avec et grâce au Concile –, ces idées du monde moderne, ces idées modernes causent le même résultat. Peut-être moins visible, mais ce résultat est là : les séminaires vides, les églises vides, les couvents, les sociétés religieuses en voie d’extinction ou même éteintes, et il y en a beaucoup. C’est un phénomène qui est actuel et qui est parallèle à ce qui se passe dans la société. L’Eglise jusqu’ici semble rejeter, plus ou moins timidement, certaines fois avec force, les attaques contre la loi naturelle. Donc il y a encore un combat entre le monde et l’Eglise. Il existe encore, donc ce n’est pas tout à fait la même chose, mais c’est quand même un peu un cheminement parallèle. Et nous n’hésitons pas à dire que les fruits, les fruits mauvais, viennent finalement de ce même esprit qui est l’esprit du monde.
C’est un esprit d’indépendance par rapport à Dieu, un esprit qui veut se libérer du joug de la loi de Dieu, de ce qui serait trop dur ou trop difficile. On ne veut plus l’esprit de sacrifice, c’est une des notes de l’Eglise moderne. D’ailleurs on enlève le Crucifié des croix, il n’y a plus Notre Seigneur sur la croix, on l’a enlevé : on ne veut plus voir cet Homme de douleurs. On l’a ressuscité, et puis Alléluia ! Mais le monde dans lequel on vit reste un monde de souffrances, et combien nous avons besoin de savoir que Dieu lui-même a voulu partager nos souffrances pour non seulement alléger les nôtres, mais pour nous sauver, pour donner une valeur rédemptrice à ces souffrances ! On a enlevé tout cela pour mettre à la place une espèce de mystique nouvelle, celle du ‘mystère pascal’; en fait c’est une mystification. Autrefois c’était très simple, il y avait le Vendredi saint, où Notre Seigneur est mort pour nous, pour notre salut et ensuite Il est ressuscité parce qu’Il est Dieu. Il était vrai homme, Il est mort. Il est vrai Dieu, Il ne peut pas mourir et Il s’est ressuscité parce qu’Il est Dieu. Maintenant on veut oublier la mort, on veut oublier cette nécessité de passer par la mort, la mortification. On oublie cela.
Abbé Lorans : On veut aller directement au dimanche de Pâques et effacer le Vendredi saint ?
Mgr Fellay : Ce qui est intéressant c’est que dans l’économie du salut c’est-à-dire le régime auquel nous sommes soumis pour arriver au salut, donc pour arriver à la vie éternelle, il nous faut mourir. Et c’est cela que l’on ne veut plus. On prétend vouloir arriver à la vie sans mourir.
Abbé Lorans : On refuse donc : « si le grain ne meurt » ?
Mgr Fellay : Exactement. C’est exactement cela. C’est le problème de l’Eglise moderne.
Abbé Lorans : Et alors le grain demeure seul, il ne porte pas de fruit. Il devient stérile.
Mgr Fellay : Exactement. Ils ne portent plus de fruit et ils sont stériles. Tout est là. Dès qu’un évêque conservateur ouvre un séminaire dans lequel il met un peu d’ordre, exige un peu de discipline, il le remplit. Mais voilà ils sont très peu les évêques qui ont compris cela. Les autres n’en veulent pas, ils veulent rester dans leur stérilité. Et je suis persuadé qu’ils ne comprennent pas pourquoi cela ne marche pas. Pourtant nous nous comprenons très bien pourquoi.
Abbé Lorans : Vous dites qu’il y a un refus du sacrifice, or on a beaucoup parlé de la famille à l’occasion du dernier synode. Est-ce qu’avec l’exhortation post-synodale Amoris lætitia nous sommes sur la même ligne : un refus de la discipline, de l’autorité, de l’enseignement du Christ et du sens du sacrifice ?
Mgr Fellay : Je pense que cela n’est pas par principe. On assiste là à un événement un peu spécial. Je vais essayer de l’expliquer. Ce que je vois dans notre pape actuel, le pape François, c’est un souci des âmes, mais en particulier des âmes qui sont rejetées, donc des âmes qui sont esseulées, qui se trouvent mises de côté ou méprisées ou tout simplement dans la difficulté. Ce qu’il appelle les ‘périphéries existentielles’. Alors, est-ce vraiment la fameuse brebis perdue ? Est-ce que le pape François laisse de côté le troupeau des 99 autres brebis, en pensant qu’il est bien là où il est, et qu’on va s’occuper de cette brebis égarée ? Peut-être est-ce ce qu’il a dans la tête ? Je dis bien peut-être, je ne prétends pas donner là une réponse globale. Disons que l’on voit, dans tout ce qu’il a dit, qu’il a un souci universel, c’est-à-dire qu’il ne regarde pas que la foi : il y a les SDF (sans domicile fixe), les migrants, ceux qui sont en prison. Effectivement ce sont des hommes qui sont délaissés des autres, mais c’est un regard qui ne demande pas la foi. On n’a pas besoin de la foi pour constater que ces gens-là sont dans la peine. Ensuite vous avez les divorcés. Ceux-là aussi sont dans la peine. Et vous avez nous, qui sommes aussi rejetés. Et finalement nous sommes un peu tous dans la même perspective, cette perspective du rejet par le corps commun. Et lui, il veut s’occuper de ces âmes-là. Il veut essayer de faire quelque chose. Le problème, c’est que pour une bonne partie de ces âmes qui sont dans la difficulté, elles s’y trouvent parce qu’elles ont été heurtées par la loi, d’une manière ou d’une autre.
Donc on a un pape qui a un problème avec la loi qui a fait mal à une partie de l’humanité, disons ainsi, et qui va essayer de voir s’il n’y a pas moyen… – non pas de faire sauter la loi, je ne crois pas que ce soit son idée -, mais de voir s’il y a quand même un chemin pour eux. J’essaye de comprendre ce qu’il fait, mais ce n’est pas facile.
Les quatre cardinaux en publiant leurs dubia sur Amoris lætitia ont fait une œuvre de salut public
Abbé Lorans : C’est tellement difficile qu’il y a quatre cardinaux qui ont fait savoir leurs doutes, disant qu’Amoris lætitia pose de grands problèmes doctrinaux.
Mgr Fellay : Et ils ont raison. Mais regardez bien comment cette exhortation est rédigée – et c’est le malheur actuel –, elle ouvre des zones grises ! Le pape dit qu’il n’y a pas que du blanc et du noir, qu’il y a du gris, mais la loi est faite pour dire les choses clairement ! Et nécessairement elle va établir un noir et un blanc, un oui et un non. On sait bien que dans la réalité de tous les jours, il peut y avoir des cas particuliers, en tout cas lorsqu’il s’agit de loi ecclésiastique, – là il faut bien distinguer la loi du bon Dieu de la loi de l’Eglise, car le bon Dieu a tout prévu, Il connaît toutes les circonstances, Il connaît toutes les situations dans lesquelles les hommes vont se trouver lorsqu’Il établit la loi, et cette loi ne connaît pas d’exception : la loi de Dieu, ses commandements ne connaissent pas d’exception. Cependant dans la loi humaine, même ecclésiastique, autrement dit ces lois qui ont été faites par l’Eglise, l’homme ne possédant pas cette sagesse de Dieu infinie, et l’Eglise sait qu’il y aura des circonstances dans lesquelles, si sa loi était appliquée, elle causerait du dommage aux âmes, ce sera l’exception : on peut dire le gris dans cette situation de blanc et de noir. Lorsqu’il s’agit de loi ecclésiastique, l’Eglise et d’une manière très ample – c’est admirable de voir jusqu’à quel point – l’Eglise est prête à faire des exceptions et même facilement. Cependant, encore une fois, la loi de Dieu, elle, ne connaît pas d’exception.
Abbé Lorans : Alors justement, la question de l’accès des divorcés « remariés » à la communion concerne-t-elle la loi de Dieu ou la loi de l’Eglise ?
Mgr Fellay : C’est la loi de Dieu. Notre Seigneur a parlé explicitement de ce cas précis des époux séparés. Saint Paul l’a dit clairement, – et quand on dit saint Paul, il faut faire attention : il est un de ceux qui sont les instruments de Dieu, qui transmettent la parole de Dieu, ce n’est donc pas saint Paul comme homme, mais c’est Dieu qui parle par la bouche de saint Paul, c’est l’Ecriture sainte. Dans L’Evangile, les épîtres, il n’y a aucun doute, c’est Dieu qui parle. C’est Dieu qui parle par saint Paul. Cette loi est très claire, il n’y a aucune zone grise : celui ou celle qui s’est séparé de son époux ou de son épouse et qui vit avec quelqu’un d’autre de manière maritale, c’est Notre Seigneur qui le dit, commet un adultère (cf. Mt 19, 9). Il y a une brisure de la foi donnée, c’est-à-dire de la parole donnée à son conjoint, on viole cette promesse avec quelqu’un d’autre. C’est un péché qui – parce que cette union est un phénomène de société – est un péché public. Même s’il n’y a pas beaucoup de gens autour, cela appartient au domaine public. Donc c’est un péché qui est plus grave à cause du mauvais exemple, du scandale qui est donné aux autres. C’est pourquoi le bon Dieu, mais aussi l’Eglise va prendre des dispositions très sévères : le pécheur public n’a pas le droit par exemple, en soi, à la sépulture ecclésiastique. L’Eglise est très sévère. C’est normal, parce qu’il s’agit là de protéger les âmes bien portantes.
En fait, le problème dans lequel on se trouve aujourd’hui, c’est qu’un certain nombre d’évêques et de prêtres, pendant des années, des décennies, ont eux-mêmes béni de ces fausses unions. Le Vatican a même dû intervenir en France pour interdire ces rituels… qui continuent quand même. On m’a dit cela à Rome. Et pour que Rome intervienne, il faut que la chose soit déjà bien répandue. Ce sont des prêtres, des évêques qui ont béni des gens qui vivaient dans le péché, et après on va leur refuser la communion… Cela n’a pas de sens !
C’est logique, mais c’est une logique dans le péché. Et c’est grave. C’est extrêmement grave.
Les textes eux-mêmes ne vont pas être explicitement ouverts à cette perspective. Dans le texte d’Amoris Lætitia il ne va pas être dit explicitement : maintenant on peut donner la communion. C’est beaucoup plus habile. On va ouvrir des portes sans les franchir : on va les laisser franchir par d’autres. C’est cela qui est grave, c’est-à-dire que là où il y avait très clairement la distinction entre le bien et le mal, on ouvre une zone grise qui n’existe pas.
Après on dira : dans cette zone grise on va laisser chacun à sa conscience ou à je ne sais qui. C’est faux ! Tout simplement. Donc les cardinaux qui sont intervenus ont fait là, on peut le dire, une œuvre de salut public extrêmement importante. Dommage qu’ils soient si peu, mais je pense que cela appartient à la faiblesse humaine. Nous savons pertinemment qu’ils sont bien plus nombreux, mais les courageux ne se pressent pas au portillon.
Vatican II et Amoris lætitia posent le même problème
Abbé Lorans : Le cardinal Burke a dit qu’on pourrait envisager une forme de correction fraternelle de la part des quatre cardinaux à l’égard du Saint Père, mais très récemment le cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, a dit que la foi n’était pas remise en cause dans Amoris lætitia, et qu’il ne fallait pas mettre cela sur la place publique. Qu’en pensez-vous ?
Mgr Fellay : Je crois que c’est une belle illustration du problème dans lequel nous nous trouvons. Nous, la Fraternité, par rapport à nos objections sur le Concile. Je crois qu’on retrouve quelque part le même problème. Il y a plusieurs niveaux. Il y a le niveau de la bataille des idées, et il y a un deuxième niveau qui est celui de ceux qui colportent ces idées, les personnes. Et il y a une forme de va-et-vient entre les deux. Vous avez des personnes qui voient le problème, mais qui n’osent pas en parler ou qui n’osent pas l’aborder pour plusieurs raisons. Là, il faudrait distinguer un peu les choses : ils ne vont pas oser l’aborder parce qu’il y a le fameux principe de l’assistance du Saint-Esprit à la tête de l’Eglise. C’est le Saint-Esprit qui gouverne l’Eglise à travers son chef. Le Saint-Esprit ne peut pas se tromper, donc on applique l’inerrance du Saint-Esprit au Vicaire du Christ. Ensuite, par un manque de distinction, de profondeur, peut-être par superficialité ou parce que c’est plus facile, on va commencer à dire : « Tout ce que fait le pape est bon ». Ce qu’il fait ne peut pas être mauvais. Cela doit être bon. Ce qu’il dit ne peut pas être faux et doit être vrai. Ce sont les réponses qu’on nous a faites au sujet du Concile. Encore aujourd’hui, certains nous le reprochent, nous disant qu’on ne peut pas être contre le Concile, ce n’est pas possible, c’est un Concile de l’Eglise, il y a le Saint-Esprit, il est bon, un point c’est tout ! Et nous disons qu’il y a quand même des problèmes. Et on nous répond : « Oui, effectivement, certains ont interprété ce Concile d’une manière erronée. Mais ce n’est pas le Concile ! » A quoi nous répliquons : « Certes, mais ils l’ont compris en se basant sur les textes, et ces textes étaient ambigus ! »
Nos interlocuteurs romains vont jusqu’à reconnaître : « Oui c’est vrai, certains textes sont ambigus ». Même Benoît XVI, dans son fameux discours à la Curie romaine avant Noël 2005, a reconnu, on a fait des textes ambigus pour arriver à une plus grande majorité, à un plus grand consensus. [Ndlr. Le texte exact de Benoît XVI est le suivant : « Le dernier événement de cette année sur lequel je voudrais m'arrêter en cette occasion est la célébration de la conclusion du Concile Vatican II, il y a quarante ans. Ce souvenir suscite la question suivante: Quel a été le résultat du Concile? La question suivante apparaît: pourquoi l'accueil du Concile, dans de grandes parties de l'Eglise, s'est-il jusqu'à présent déroulé de manière aussi difficile? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du Concile ou - comme nous le dirions aujourd'hui - de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et d'application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L'une a causé de la confusion, l'autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D'un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler "herméneutique de la discontinuité et de la rupture"; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d'une partie de la théologie moderne. D'autre part, il y a l'"herméneutique de la réforme", du renouveau dans la continuité de l'unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné; c'est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l'unique sujet du Peuple de Dieu en marche. L'herméneutique de la discontinuité risque de finir par une rupture entre Eglise préconciliaire et Eglise post-conciliaire. Celle-ci affirme que les textes du Concile comme tels ne seraient pas encore la véritable expression de l'esprit du Concile. Ils seraient le résultat de compromis dans lesquels, pour atteindre l'unanimité. […] Il est clair que dans tous ces secteurs, dont l'ensemble forme une unique question, pouvait ressortir une certaine forme de discontinuité et que, dans un certain sens, s'était effectivement manifestée une discontinuité dans laquelle, pourtant, une fois établies les diverses distinctions entre les situations historiques concrètes et leurs exigences, il apparaissait que la continuité des principes n'était pas abandonnée - un fait qui peut échapper facilement au premier abord. C'est précisément dans cet ensemble de continuité et de discontinuité à divers niveaux que consiste la nature de la véritable réforme. » Source: Discours du pape Benoît XVI à la curie romaine à l'occasion de la présentation des vœux de Noël, Jeudi 22 décembre 2005].
Mais, on nous dira qu’un catholique n’a pas le droit de lire ces textes d’une manière autre que catholique. Donc il doit lui-même éliminer toutes possibilités d’interprétation contraire à ce que l’Eglise a déjà enseigné, contraire à la foi. En théorie, c’est vrai, c’est parfaitement vrai, et c’est ce que nous disons. C’est vraiment le critère que Mgr Lefebvre nous a donné au sujet du Concile : tout ce qui est fidèle à la Tradition dans le Concile, nous l’acceptons. Ce qui est douteux, ambigu, nous l’acceptons dans la mesure où on peut le comprendre comme l’Eglise l’a toujours enseigné. Et nous continuons avec Monseigneur en disant : il y a quand même une troisième catégorie de documents qui ne sont pas seulement ambigus mais carrément faux. Et cette catégorie de textes, puisqu’elle est opposée à ce que l’Eglise a toujours enseigné – ce n’est pas là notre petit jugement personnel, nous ne sommes des protestants ; l’Eglise a déjà parlé de ces choses-là et elle a même condamné un certain nombre d’erreurs –, tout cela nous continuons à le condamner, puisque l’Eglise l’a déjà fait.
Voilà notre position. Nous disons : « En théorie, affirmer que la seule manière catholique de lire le Concile c’est de le lire à la lumière de la Tradition, oui, exactement, c’est tout à fait cela ». Mais le problème est qu’une fois établi ce principe, on nous répond : « C’est ainsi, et donc tout le monde le lit d’une manière catholique. » Mais nous répliquons à nouveau : « Ouvrez les yeux, regardez autour de vous ! Ce n’est pas la réalité. En théorie, cela devrait être comme cela, mais il y a en fait un immense problème. La réalité est différente ». C’est ce qu’on voit à propos d’Amoris Laetitia. Vous avez un cardinal Müller qui dit : « Ce texte ne va pas contre la foi ». Entendez : on peut le lire d’une manière catholique. Pas seulement on peut, mais on doit le lire d’une manière catholique. Ceux qui ne le lisent pas d’une manière catholique, ceux-là sont dans l’erreur. Il ne le dit pas aussi clairement, parce que s’il le disait, il viserait son chef. Il y a là un non-dit extrêmement important… Et les quatre cardinaux qui eux ont signalé très justement cette blessure ouverte dans la doctrine qui était claire jusque-là, vraiment très claire. Car on a fait une ouverture en direction des divorcés-remariés qu’on n’avait pas le droit de faire. Tout simplement. Aussi, que le cardinal Müller dise : « On n’a pas franchi la porte, on n’est pas sorti de la loi divine »… officiellement, c’est vrai, sauf qu’un certain nombre de conférences épiscopales, elles, ont déjà indiqué la sortie.
[...]
Abbé Lorans : Dans ce que vous venez de nous dire, on a vu votre opposition frontale à Amoris lætitia qui introduit le trouble dans ce qui autrefois était clair. Dans ce contexte, est-ce que des discussions doctrinales ont une quelconque utilité ?
Mgr Fellay : Je réponds que oui, c’est utile. Peut-être pas immédiatement. Mais, sur le long terme, ce sont quand même les idées qui mènent les hommes. Une erreur a des conséquences tragiques dans la vie des hommes, surtout une erreur doctrinale. Pour une erreur morale, on voit plus vite la conséquence. Une erreur doctrinale pure, ce sera par voie de conséquence. Si quelqu’un nie la Trinité, on ne va pas voir immédiatement la conséquence pratique, dans quel domaine pratique il y aura une faute morale qui va suivre, mais elle va arriver. C’est impressionnant de voir comment tout se tient. La foi, c’est comme un pull, il faut que toutes les mailles soient là. Vous lâchez une maille et tout le chandail s’effiloche. Il ne reste plus rien à la fin. Or maintenir, dans cette situation de confusion qui est la nôtre, ces grands principes, les rappeler, simplement les rappeler, c’est déjà faire une œuvre très importante. On n’en verra pas l’effet immédiat. Mais sur le long terme, cela va s’affirmer, cela va s’imposer. Mais cela suppose qu’on n’arrête pas de se battre.
Et donc, dans ce sens-là, que Rome soit d’accord qu’on discute, pour moi c’est capital. Ils ne sont pas seulement d’accord, ils nous disent : il faut qu’on discute. Et là aussi, il y a quelque chose de nouveau depuis maintenant un an et demi, deux ans. C’est une position qui s’affirme : Rome, dans ces discussions, ne cherche pas ou ne cherche plus à nous imposer, cette ligne moderne sur les points de l’œcuménisme, de la liberté religieuse, de Nostra aetate, et même de la réforme liturgique. Ces quatre points qui ont toujours été pour nous les grands chevaux de bataille, depuis 40-50 ans, depuis le début. Eh bien ! maintenant, tout d’un coup, on nous dit : « Oui il faut vraiment discuter sur ces points-là ». D’une part, on reconnaît qu’il y a eu des erreurs, des abus, des excès, on ne va pas jusqu’à dire que c’est le texte conciliaire qui est faux, mais on reconnaît qu’il y a quelque chose qui est faux. On reconnaît qu’il y a des ambigüités qu’il faut éliminer.
Sources et suite : Radio Courtoisie – Transcription DICI du 04/02/17 / La Porte Latine du 4 février 2017