A la veille de la sortie de son roman en France (chez Grasset, le 23 mars en France), « Le Cimetière de Prague », une plongée dans la France et l'Italie de la fin du XIXe siècle, le dernier roman d'Umberto Eco, phénomène éditorial transalpin de l'hiver avec plus de 600 000 exemplaires vendus, crée l'émoi dans la communauté.
« Il maestro » a reçu Le Figaro chez lui, dans la capitale lombarde. Son roman met en scène les Protocoles des Sages de Sion. Certains s'en émeuvent et prétendent que l'on ne peut traiter d'un sujet aussi grave par un roman. Ces mêmes critiques reprochent au romancier de mélanger le vrai et le faux, les faits et les rumeurs.
Nous est avis ici sur Christroi qu'on n'a curieusement pas entendu ces gens lors de la parution des délires de Dan Brown, protester haut et fort que l'on ne pouvait ainsi "mélanger le vrai et le faux"... J'ai envie de dire : chacun son tour ! Et un grand bravo à Umberto Eco dont le roman, à n'en pas douter, aura un grand succès en France, et ce malgré le flot des critiques nauséabondes.
Le Figaro, par un article intitulé «Eco peut-il écrire ce qu'il veut ?»... s'aligne sur la police de la pensée qui frappe à nouveau avec Pierre-André TAGUIEFF :
"Eco a déclaré avoir voulu se «confronter longuement et ouvertement avec les clichés antisémites, pour les démonter». L'ennui, c'est qu'il les expose en long et en large avec un grain de complicité ironique, installé dans la zone d'ambiguïté où il mélange avec jubilation le vrai et le faux, le vraisemblable et le certain, les faits et les rumeurs, les légendes, les récits mythiques. Son roman ressemble à une compilation de textes antijuifs qui font oublier les intrigues. Et la fascination d'Eco pour la préhistoire des Protocoles est contagieuse. On peut dès lors craindre que son roman fonctionne, pour les lecteurs naïfs, comme un manuel d'initiation au conspirationnisme antijuif et antimaçonnique, et, pour les adeptes de la pensée conspirationniste, comme un aide-mémoire." (Fin de citation)
Le Figaro, dans ce même article «Eco peut-il écrire ce qu'il veut ?», surenchérit : "Le héros du roman d'Eco est hanté par l'idée d'un complot juif. Ce roman aurait pu s'intituler: voyage d'un antisémite à travers l'Europe du XIXe siècle. Le personnage principal, Simon Simonini, est hanté par l'idée d'un complot juif dont la finalité est d'anéantir la chrétienté. Comme tous les obsédés, il projette son fantasme sur tout ce qu'il voit et entend. Il pérégrine entre la France et la Sicile où il rencontre les partisans de Garibaldi, se retrouve à Paris durant la Commune, et c'est à Prague qu'il imagine la rencontre de rabbins venus fomenter un pacte de domination du monde.
Eco nous emmène à la rencontre de personnages qui ont existé et ont cru en l'existence de complots de tous ordres, notamment maçonniques ou jésuites. On y croise notamment l'abbé Barruel, qui voyait dans la Révolution et l'Empire la marque de l'influence maçonnique, le socialiste Toussenel, véritable inventeur de l'antisémitisme de gauche, qui était persuadé que le capitalisme servait les intérêts des Juifs, sans oublier Édouard Drumont, l'auteur de La France juive dont les articles défrayèrent la chronique durant l'affaire Dreyfus. «La haine est la vraie passion primordiale. C'est l'amour qui est une situation anormale. C'est pour ça que le Christ a été tué, il parlait contre nature», écrit Eco en conclusion de ce roman plus erratique que convaincant."
Pour écrire son roman, Umberto Eco "a enrichi sa bibliothèque de centaines de nouveaux romans, journaux ou essais. Certains sont exposés dans son salon. Le visiteur non averti en ressentirait quelque malaise : on y discerne les plus beaux fleurons de la littérature antisémite, anticléricale et antimaçonnique du XIXe siècle (La France juive et Le Testament d'un antisémite, d'Edouard Drumont, Les Mystères de la franc-maçonnerie, du pittoresque Léo Taxil, etc.). Au terme de ces lectures (qui lui inspirèrent parfois du dégoût, confesse-t-il), un livre exceptionnel : Le Cimetière de Prague (Grasset)."
Le roman est construit et illustré à la manière des feuilletons des Dumas, Sue, Ponson du Terrail et autres Xavier de Montépin, de personnages réels gravitant autour d'un singulier héros imaginaire, Simon Simonini. Faussaire hors pair, manipulateur sans cœur, antisémite hystérique, espion multicarte, Umberto Eco l'envoie déchaîné sur les principaux théâtres d'opérations de la deuxième moitié du XIXe siècle. En 1860, il est en Sicile, puis dans le sud de l'Italie avec les Mille de Garibaldi ; en 1870, le voilà témoin (et un peu acteur) du siège de Paris et de la Commune ; et dans les années suivantes, mêlé de très près à l'affaire Dreyfus et à la rédaction des Protocoles des Sages de Sion.
Au détour de cet entretien d'Umberto Eco au Figaro, on trouve quelques pépites distillées par le romancier : l'antisémitisme de Shakespeare, la "solution finale" de Luther..., le financement de la révolution italienne par la franc-maçonnerie britannique.
Le Figaro parle de "plus de 500 pages menées à un train d'enfer, qui ressemblent à leur auteur : brillantes, érudites, savoureuses, drôles."
Mais vient aussitôt la critique de fond, plus sévère : "L'histoire se fabrique parfois à partir de faux documents".
Après le Moyen Age à trois reprises, le XVIIe siècle et le XXesiècle, vous plantez le cadre de votre nouveau roman dans la France et l'Italie à la fin du XIXesiècle. Pourquoi cette époque?
[J]e souhaitais évoquer Les Protocoles des Sages de Sion, auxquels je m'intéresse depuis longtemps et qui illustrent parfaitement la force des faux documents dans le processus de fabrication de l'Histoire. Cela va de la « donation » de l'empereur Constantin offrant prétendument au pape Sylvestre des territoires et des privilèges appartenant notamment à l'Eglise d'Orient jusqu'aux faux rapports de la CIA assurant que l'Irak est en train de fabriquer des armes atomiques... Dans l'affaire des Protocoles des Sages de Sion, ce qui me frappe, c'est que la « popularité » de ce texte s'est renforcée à partir du moment où il a été prouvé, en 1921, qu'il s'agissait d'un faux ! A la fin des années 30, il s'en vendait dans le monde presque autant que d'exemplaires de la Bible...
N'est-ce pas parce que ce livre alimentait l'idée de complot? Durkheim constatait que lorsqu'une société souffre, «elle éprouve le besoin de trouver quelqu'un à qui imputer son mal»...
C'est évident. Karl Popper aussi a très bien expliqué cela : il faut croire au complot, disait-il en substance, sinon on découvre que les malheurs qui nous arrivent sont de notre faute. Dans l'Antiquité, d'ailleurs, lorsque quelque chose ne fonctionnait pas, on évoquait un complot des dieux sur l'Olympe ! C'est le sens des propos que je mets dans la bouche d'un de mes personnages du Cimetière de Prague: «Il faut un ennemi pour donner au peuple un espoir.» Comme ce personnage est russe et qu'il y a beaucoup de Juifs en Russie, il dit avoir logiquement choisi les Juifs comme ennemis. Mais eussé-je été turc et je choisissais les Arméniens, assure-t-il...
Simonini, le personnage principal du Cimetière de Prague, est un faussaire dont les services sont utilisés au cours de l'expédition garibaldienne, pendant la guerre de 1870 à Paris, pendant l'affaire Dreyfus... Dénué de tout scrupule, il travaille pour les Italiens, les Français et les Russes. Vous-même, avez-vous eu des scrupules à faire d'un être aussi détestable le héros d'un roman?
Quelqu'un m'a dit qu'il manquait dans ce livre un jugement moral exposant que les pensées et les actes de Simonini sont malfaisants. Mais je ne suis pas un prêtre qui interviendrait toutes les dix pages pour dire que Notre Seigneur Jésus-Christ condamne le propos ou le geste qui vient d'être décrit ! Simonini est un misérable qui fabrique des faux et fait tuer des gens : n'est-ce pas là en soi un jugement moral ? Quant à ceux qui trouveraient Simonini finalement presque sympathique, je leur réponds que Rocambole, Arsène lupin, Fantômas et même Raskolnikov suscitèrent une certaine sympathie. Pour autant, je ne crois pas qu'en ayant lu Crime et châtiment, le lecteur ait des soudaines envies de trucider une vieille dame !
Votre livre n'en a pas moins choqué certains critiques, y compris le journal du Vatican, L'Osservatore romano.[Ndlr. Osservatore Romano qui note sous la plume de la théologienne Luciana Scaraffia : "Les continuelles descriptions de la perfidie des Juifs font naître un soupçon d'ambiguité".] Que leur répondez-vous?
D'abord, rétablissons les choses à leur juste mesure : j'ai eu droit dans la presse italienne à trois critiques négatives pour 300 articles positifs ! Quand j'ai écrit ce livre, je savais que je touchais un sujet sensible et brûlant. C'est pourquoi, une fois terminé, j'ai demandé à quatre amis juifs de le lire : ils m'ont chacun donné leur imprimatur. L'un m'a d'ailleurs assuré qu'il fâcherait plus les jésuites que les Juifs ! Un autre m'a suggéré d'organiser une conversation avec le rabbin de Rome pour dissiper tout malentendu. La réserve de celui-ci fut la suivante : si vos intentions paraissent très claires, il est néanmoins possible que des lecteurs prennent au sérieux les délires antisémites de certains personnages. Je lui ai répondu que je ne faisais que reprendre des documents qui existaient déjà et qui sont disponibles en librairie ou sur internet. Je ne diffuse pas des idées nouvelles ou des arguments novateurs et les antisémites n'ont certes pas besoin de me lire pour avoir leurs idées !
Ce qui demeure difficile à nier, c'est le poids de la littérature dans la naissance de certaines opinions: l'idée de l'existence d'un complot jésuite est né avec Le Juif errant, d'Eugène Sue, celui d'un complot franc-maçon avec Joseph Balsamo, d'Alexandre Dumas. Et celui d'un complot juif mondial avec le roman de Retcliffe, alias Goedsche, Biarritz, qui inspira justement la rédaction des Protocoles des Sages de Sion par les services secrets du tsar...
On peut même faire remonter l'antisémitisme dans la littérature à Chaucer et Shakespeare avec Le Marchand de Venise ! Il n'est pas l'apanage des catholiques français ou italiens de la fin du XIXe siècle. Le terme de « solution finale » pour « régler » la situation des Juifs a été, je crois, employé pour la première fois par Luther ! Et les textes de Toussenel et de Marx témoignent de la virulence d'un antisémitisme de gauche très structuré : le Juif étant assimilé au capitalisme, aux forces de l'argent, il est un ennemi du peuple. Cette rhétorique a perduré jusqu'à nos jours même si, dans les années d'après-guerre, la gauche et les communistes ayant largement participé à la lutte antifasciste, on l'a moins souligné. Aujourd'hui, la frontière est parfois ténue entre l'antisionisme d'une certaine extrême gauche et l'antisémitisme...
Cent cinquante ans après, quel regard portez-vous sur le Risorgimento et la geste garibaldienne?
Elle fut par certains côtés héroïque, par d'autres, proche de la bouffonnerie. Voire pire ! Les arrière-pensées politiques et financières n'étaient pas absentes chez certains de ses protagonistes. Il y eut des tractations, des négociations, de l'argent versé par on ne sait qui... On s'est souvent demandé, en effet, comment 1 000 jeunes hommes sans expérience militaire avaient pu vaincre une armée de 25 000 soldats, sinon grâce à une aide extérieure. Certains pensent que ce sont les maçons anglais qui les ont financés [Ndlr. Comme par hasard, les mêmes qui avaient financé la Révolution dite "française" de 1789] parce que l'Angleterre avait besoin d'une Sicile « commerçante ». D'autres ont souligné que les deux bateaux armés à Gênes par Garibaldi pour débarquer en Sicile l'avaient été par l'homme qui, plus tard, construirait les chemins de fer italiens. Une Italie unifiée lui était indispensable...
Le rôle de Napoléon III ne fut pas négligeable, non plus...
Il n'était surtout pas très clair. Tout en donnant l'impression de soutenir les mouvements révolutionnaires, notamment par nostalgie de sa propre jeunesse, il craignait de se fâcher avec le pape. Il soutenait le Risorgimento mais fournissait les chassepots des armées piémontaises servant à tirer sur les troupes garibaldiennes. Ce qui est certain, c'est que Cavour sut jouer de l'ambiguïté de l'empereur en dépêchant, par exemple, auprès de lui sa propre nièce de 18 ans, la séduisante comtesse Castiglione...
Contrairement à cette époque, les rites, religieux ou laïques, semblent avoir disparu de notre société contemporaine. Le regrettez-vous?
Je ne suis pas d'accord avec cette idée. La baisse d'influence du christianisme en Amérique du Sud a suscité l'émergence de sectes particulièrement attachées aux rituels. Et il existe une ritualité laïque très importante. Qu'est-ce qu'une discothèque, sinon un lieu où l'on se retrouve pour parvenir à l'extase en écoutant de la musique et en prenant des drogues ? Et les rencontres sportives avec leurs pom pom girls et leurs chants ? Et les parades et festivals des grandes villes américaines ? C'est Chesterton qui avait raison : «Lorsque les gens ne croient plus en Dieu, ce n'est pas qu'ils croient en rien, c'est qu'ils croient en tout.» Ce peut être l'astrologie, l'existence d'un complot international, etc.
Comment expliquez-vous l'extraordinaire succès de vos romans, d'un accès pourtant plus difficile que ceux de Dan Brown, Marc Levy ou Paolo Coelho?
Je pourrais vous répondre comme répondrait Nicole Kidman à cette question : «Parce que je suis belle!» Au fond, je crois que les éditeurs et les directeurs de télévision se trompent en pensant que le public a besoin de livres et d'émissions faciles, relevant du pur divertissement. Sur 7 milliards d'êtres humains, il en existe bien quelques millions qui réclament des activités et des expériences exigeantes. J'ai compris cela avec Le Nom de la rose. Mon éditeur américain pensait qu'il se vendrait à 3 000 exemplaires : vous pensez, un livre avec des citations latines même pas traduites ! Or, il s'est vendu par millions. Et pas à New York ou San Francisco, villes peuplées d'intellectuels, mais dans le Montana, le Nebraska, au Texas ! On croit les gens plus stupides qu'ils ne le sont ; en France comme en Italie, on sous-estime le niveau d'exigence des lecteurs.
Sources : http://www.lefigaro.fr/livres/2011/03/17/03005-20110317ARTFIG00477-eco-peut-il-ecrire-ce-qu-il-veut.php ; http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2011/03/12/01006-20110312ARTFIG00612-umberto-eco-en-france-et-en-italie-on-sous-estime-le-niveau-d-exigence-des-lecteurs.php